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Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome I.djvu/33

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nous échappe, et qui s’harmonise, non pas avec l’homme, mais avec la création tout entière. Voilà pourquoi il nous présente sans cesse des aspects nouveaux, mais incomplets.

C’est une étude curieuse que de suivre l’avènement et la marche du grotesque dans l’ère moderne. C’est d’abord une invasion, une irruption, un débordement ; c’est un torrent qui a rompu sa digue. Il traverse en naissant la littérature latine qui se meurt, y colore Perse, Pétrone, Juvénal, et y laisse l’Âne d’or d’Apulée. De là, il se répand dans l’imagination des peuples nouveaux qui refont l’Europe. Il abonde à flots dans les conteurs, dans les chroniqueurs, dans les romanciers. On le voit s’étendre du sud au septentrion. Il se joue dans les rêves des nations tudesques, et en même temps vivifie de son souffle ces admirables romanceros espagnols, véritable Iliade de la chevalerie. C’est lui, par exemple, qui, dans le roman de la Rose, peint ainsi une cérémonie auguste, l’élection d’un roi :

grand vilain lors ils élurent,
Le plus ossu qu’entr’eux ils eurent.

Il imprime surtout son caractère à cette merveilleuse architecture qui, dans le moyen-âge, tient la place de tous les arts. Il attache son stigmate au front des cathédrales, encadre ses enfers et ses purgatoires sous l’ogive des portails, les fait flamboyer sur les vitraux, déroule ses monstres, ses dogues, ses démons autour des chapiteaux, le long des frises, au bord des toits. Il s’étale sous d’innombrables formes sur la façade de bois des maisons, sur la façade de pierre des châteaux, sur la façade de marbre des palais. Des arts il passe dans les mœurs ; et tandis qu’il fait applaudir par le peuple les graciosos de comédie, il donne aux rois les fous de cour. Plus tard, dans le siècle de l’étiquette, il nous montrera Scarron sur le bord même de la couche de Louis XIV. En attendant, c’est lui qui meuble le blason, et qui dessine sur l’écu des chevaliers ces symboliques hiéroglyphes de la féodalité. Des mœurs, il pénètre dans les lois ; mille coutumes bizarres attestent son passage dans les institutions du moyen-âge. De même qu’il avait fait bondir dans son tombereau Thespis barbouillé de lie, il danse avec la basoche sur cette fameuse table de marbre qui servait tout à la fois de théâtre aux farces populaires et aux banquets royaux. Enfin, admis dans les arts, dans les mœurs, dans les lois, il entre jusque dans l’église. Nous le voyons ordonner, dans chaque ville de la catholicité, quelqu’une de ces cérémonies singulières, de ces processions étranges où la religion marche accompagnée