Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome I.djvu/57

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nation par son intelligence ; grotesque et sublime ; enfin, un de ces hommes carrés par la base, comme les appelait Napoléon, le type et le chef de tous ces hommes complets, dans sa langue exacte comme l’algèbre, colorée comme la poésie.

Celui qui écrit ceci, en présence de ce rare et frappant ensemble, sentit que la silhouette passionnée de Bossuet ne lui suffisait plus. Il se mit à tourner autour de cette haute figure, et il fut pris alors d’une ardente tentation de peindre le géant sous toutes ses faces, sous tous ses aspects. La matière était riche. À côté de l’homme de guerre et de l’homme d’état, il restait à crayonner le théologien, le pédant, le mauvais poëte, le visionnaire, le bouffon, le père, le mari, l’homme-Protée, en un mot le Cromwell double, homo et uir.

Il y a surtout une époque dans sa vie où ce caractère singulier se développe sous toutes ses formes. Ce n’est pas, comme on le croirait au premier coup d’œil, celle du procès de Charles Ier, toute palpitante qu’elle est d’un intérêt sombre et terrible ; c’est le moment où l’ambitieux essaya de cueillir le fruit de cette mort. C’est l’instant où Cromwell, arrivé à ce qui eût été pour quelque autre la sommité d’une fortune possible, maître de l’Angleterre dont les mille factions se taisent sous ses pieds, maître de l’Écosse dont il fait un pachalik, et de l’Irlande, dont il fait un bagne, maître de l’Europe par ses flottes, par ses armées, par sa diplomatie, essaie enfin d’accomplir le premier rêve de son enfance, le dernier but de sa vie, de se faire roi. L’histoire n’a jamais caché plus haute leçon sous un drame plus haut. Le Protecteur se fait d’abord prier ; l’auguste farce commence par des adresses de communautés, des adresses de villes, des adresses de comtés ; puis c’est un bill du parlement. Cromwell, auteur anonyme de la pièce, en veut paraître mécontent ; on le voit avancer une main vers le sceptre et la retirer ; il s’approche à pas obliques de ce trône dont il a balayé la dynastie. Enfin, il se décide brusquement ; par son ordre, Westminster est pavoisé, l’estrade est dressée, la couronne est commandée à l’orfèvre, le jour de la cérémonie est fixé. Dénoûment étrange ! C’est ce jour-là même, devant le peuple, la milice, les communes, dans cette grande salle de Westminster, sur cette estrade dont il comptait descendre roi, que, subitement, comme en sursaut, il semble se réveiller à l’aspect de la couronne, demande s’il rêve, ce que veut dire cette cérémonie, et dans un discours qui dure trois heures refuse la dignité royale. — Était-ce que ses espions l’avaient averti de deux conspirations combinées des cavaliers et des puritains, qui devaient, profitant de sa faute, éclater le même jour ? Était-ce