Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome II.djvu/22

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était là, indulgente pour les ouvrages d’école et de convention, qui fardent tout, et par conséquent déguisent tout ; impitoyable pour l’art vrai, consciencieux, sincère. À peine y a-t-il eu quelques exceptions ; à peine trois ou quatre œuvres vraiment historiques et dramatiques ont-elles pu se glisser sur la scène dans les rares moments où la police, occupée ailleurs, en laissait la porte entre-bâillée. Ainsi la censure tenait l’art en échec devant le théâtre. Vidocq bloquait Corneille. Or la censure faisait partie intégrante de la restauration. L’une ne pouvait disparaître sans l’autre. Il fallait donc que la révolution sociale se complétât pour que la révolution de l’art pût s’achever. Un jour, juillet 1830 ne sera pas moins une date littéraire qu’une date politique.

Maintenant l’art est libre : c’est à lui de rester digne.

Ajoutons-le en terminant. Le public, cela devait être et cela est, n’a jamais été meilleur, n’a jamais été plus éclairé et plus grave qu’en ce moment. Les révolutions ont cela de bon qu’elles mûrissent vite, et à la fois, et de tous les côtés, tous les esprits. Dans un temps comme le nôtre, en deux ans, l’instinct des masses devient goût. Les misérables mots à querelle, claßique et romantique, sont tombés dans l’abîme de 1830, comme gluckiste et picciniste dans le gouffre de 1789. L’art seul est resté. Pour l’artiste qui étudie le public, et il faut l’étudier sans cesse, c’est un grand encouragement de sentir se développer chaque jour au fond des masses une intelligence de plus en plus sérieuse et profonde de ce qui convient à ce siècle, en littérature non moins qu’en politique. C’est un beau spectacle de voir ce public, harcelé par tant d’intérêts matériels qui le pressent et le tiraillent sans relâche, accourir en foule aux premières transformations de l’art qui se renouvelle, lors même qu’elles sont aussi incomplètes et aussi défectueuses que celle-ci. On le sent attentif, sympathique, plein de bon vouloir, soit qu’on lui fasse, dans une scène d’histoire, la leçon du passé, soit qu’on lui fasse, dans un drame de passion, la leçon de tous les temps. Certes, selon nous, jamais moment n’a été plus propice au drame. Ce serait l’heure, pour celui à qui Dieu en aurait donné le génie, de créer tout un théâtre, un théâtre vaste et simple, un et varié, national par l’histoire, populaire par la vérité, humain, naturel, universel par la passion. Poëtes dramatiques, à l’œuvre ! Elle est belle, elle est haute. Vous avez affaire à un grand peuple habitué aux grandes choses. Il en a vu et il en a fait.

Des siècles passés au siècle présent, le pas est immense. Le théâtre maintenant peut ébranler les multitudes et les remuer dans leurs der-