Aller au contenu

Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome III.djvu/105

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lutte inégale de l’amour contre la haine ! L’amour pour Fabiano, il est triste, épouvanté, éperdu ; il a ton front pâle, il a mes yeux en larmes, il se cache près d’un autel funèbre, il prie par ta bouche, il maudit par la mienne. La haine contre Fabiani, elle est fière, radieuse, triomphante, elle est armée et victorieuse, elle a la cour, elle a le peuple, elle a des masses d’hommes plein les rues, elle mâche à la fois des cris de mort et des cris de joie, elle est superbe, et hautaine, et toute-puissante, elle illumine toute une ville autour d’un échafaud ! L’amour, le voici, deux femmes vêtues de deuil dans un tombeau ! La haine, la voilà !

Elle tire violemment le drap blanc du fond, qui, en s’écartant, laisse voir un balcon, et, au delà de ce balcon, à perte de vue, dans une nuit noire, toute la ville de Londres splendidement illuminée. Ce qu’on voit de la Tour de Londres est illuminé également. Jane fixe des yeux étonnés sur tout ce spectacle éblouissant, dont la réverbération éclaire le théâtre.

— Oh ! ville infâme ! ville révoltée ! ville maudite ! ville monstrueuse qui trempe sa robe de fête dans le sang et qui tient la torche au bourreau ! Tu en as peur, Jane, n’est-ce pas ? Est-ce qu’il ne te semble pas comme à moi qu’elle nous nargue lâchement toutes deux, et qu’elle nous regarde avec ses cent mille prunelles flamboyantes, faibles femmes abandonnées que nous sommes, perdues et seules dans ce sépulcre ? Jane, l’entends-tu rire et hurler, l’horrible ville ? Oh ! l’Angleterre ! l’Angleterre à qui détruira Londres ! Oh ! que je voudrais pouvoir changer ces flambeaux en brandons, ces lumières en flammes, et cette ville illuminée en une ville qui brûle !

Une immense rumeur éclate au dehors. Applaudissements, cris confus : — Le voilà ! le voilà ! Fabiani à mort ! — On entend tinter la grosse cloche de la Tour de Londres. À ce bruit, la reine se met à rire d’un rire terrible.
JANE.

Grand Dieu ! voilà le malheureux qui sort… — Vous riez, madame !

LA REINE.

Oui, je ris ! (Elle rit.) — Oui, et tu vas rire aussi ! — Mais d’abord il faut que je ferme cette tenture. Il me semble toujours que nous ne sommes pas seules, et que cette affreuse ville nous voit et nous entend. (Elle ferme le rideau blanc et revient à Jane.) Maintenant qu’il est sorti, maintenant qu’il n’y a plus de danger, je puis te dire cela. Mais ris donc, rions toutes deux de cet exécrable peuple qui boit du sang. Oh ! c’est charmant ! Jane, tu trembles pour Fabiano ? sois tranquille, et ris avec moi, te dis-je ! Jane, l’homme qu’ils ont, l’homme qui va mourir, l’homme qu’ils prennent pour Fabiano, ce n’est pas Fabiano ! (Elle rit.)

JANE.

Ce n’est pas Fabiano ?