Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome III.djvu/34

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que j’ai fait pour toi ? Un seul mot d’amour de toi, Jane, laisse toute la reconnaissance de mon côté. Je me damnerai et je commettrai un crime quand tu voudras. Tu seras ma femme, n’est-ce pas, et tu m’aimes ? Vois-tu, Jane, pour un regard de toi je donnerais mon travail et ma peine, pour un sourire, ma vie, pour un baiser, mon âme !

JANE.

Quel noble cœur vous avez, Gilbert !

GILBERT.

Écoute, Jane ! ris si tu veux, je suis fou, je suis jaloux ! C’est comme cela. Ne t’offense pas. Depuis quelque temps il me semble que je vois bien des jeunes seigneurs rôder par ici. Sais-tu, Jane, que j’ai trente-quatre ans ? Quel malheur pour un misérable ouvrier gauche et mal vêtu comme moi, qui n’est plus jeune, qui n’est pas beau, d’aimer une belle et charmante enfant de dix-sept ans, qui attire les beaux jeunes gentilshommes dorés et chamarrés comme une lumière attire les papillons ! Oh ! je souffre, va ! Je ne t’offense jamais dans ma pensée, toi si honnête, toi si pure, toi dont le front n’a encore été touché que par mes lèvres ! Je trouve seulement quelquefois que tu as trop de plaisir à voir passer les cortèges et les cavalcades de la reine, et tous ces beaux habits de satin et de velours sous lesquels il y a si peu de cœurs et si peu d’âmes ! Pardonne-moi ! — Mon Dieu ! pourquoi donc vient-il par ici tant de jeunes gentilshommes ? Pourquoi ne suis-je pas jeune, beau, noble et riche ? Gilbert, l’ouvrier ciseleur, voilà tout. Eux, c’est lord Chandos, lord Gerard Fitz-Gerard, le comte d’Arundel, le duc de Norfolk ! Oh ! que je les hais ! Je passe ma vie à ciseler pour eux des poignées d’épée dont je leur voudrais mettre la lame dans le ventre.

JANE.

Gilbert !…

GILBERT.

Pardon, Jane. N’est-ce pas, l’amour rend bien méchant ?

JANE.

Non, bien bon. — Vous êtes bon, Gilbert.

GILBERT.

Oh ! que je t’aime ! Tous les jours davantage. Je voudrais mourir pour toi. Aime-moi ou ne m’aime pas, tu en es bien la maîtresse. Je suis fou. Pardonne-moi tout ce que je t’ai dit. Il est tard. Il faut que je te quitte. Adieu ! Mon Dieu ! que c’est triste de te quitter ! — Rentre chez toi. Est-ce que tu n’as pas ta clef ?