Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Théâtre, tome III.djvu/504

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce que la fable a inventé, l’histoire le reproduit parfois. La fiction et la réalité surprennent quelquefois notre esprit par les parallélismes singuliers qu’il leur découvre. Ainsi, — pourvu néanmoins qu’on ne cherche pas dans des pays et dans des faits qui appartiennent à l’histoire ces impressions surnaturelles, ces grossissements chimériques que l’œil des visionnaires prête aux faits purement mythologiques ; en admettant le conte et la légende, mais en conservant le fond de réalité humaine qui manque aux gigantesques machines de la fable antique, — il y a aujourd’hui en Europe un lieu qui, toute proportion gardée, est pour nous, au point de vue poétique, ce qu’était la Thessalie pour Eschyle, c’est-à-dire un champ de bataille mémorable et prodigieux. On devine que nous voulons parler des bords du Rhin. Là, en effet, comme en Thessalie, tout est foudroyé, désolé, arraché, détruit ; tout porte l’empreinte d’une guerre profonde, acharnée, implacable. Pas un rocher qui ne soit une forteresse, pas une forteresse qui ne soit une ruine ; l’extermination a passé par là ; mais cette extermination est tellement grande qu’on sent que le combat a dû être colossal. Là, en effet, il y a six siècles, d’autres titans ont lutté contre un autre Jupiter : ces titans, ce sont les burgraves ; ce Jupiter, c’est l’empereur d’Allemagne.

Celui qui écrit ces lignes, — et qu’on lui pardonne d’expliquer ici sa pensée, laquelle a été d’ailleurs si bien comprise qu’il est presque réduit à redire aujourd’hui ce que d’autres ont déjà dit avant lui et beaucoup mieux que lui ; — celui qui écrit ces lignes avait depuis longtemps entrevu ce qu’il y a de neuf, d’extraordinaire et de profondément intéressant pour nous, peuples nés du moyen âge, dans cette guerre des titans modernes, moins fantastique, mais aussi grandiose peut-être que la guerre des titans antiques. Les titans sont des mythes, les burgraves sont des hommes. Il y a un abîme entre nous et les titans, fils d’Uranus et de Ghê ; il n’y a entre les burgraves et nous qu’une série de générations ; nous, nations riveraines du Rhin, nous venons d’eux ; ils sont nos pères. De là entre eux et nous cette cohésion intime, quoique lointaine, qui fait que, tout en les admirant parce qu’ils sont grands, nous les comprenons parce qu’ils sont réels. Ainsi, la réalité qui éveille l’intérêt, la grandeur qui donne la poésie, la nouveauté qui passionne la foule, voilà sous quel triple aspect la lutte des burgraves et de l’empereur pouvait s’offrir à l’imagination d’un poète.

L’auteur des pages qu’on va lire était déjà préoccupé de ce grand sujet qui dès longtemps, nous venons de le dire, sollicitait intérieurement sa pensée, lorsqu’un hasard, il y a quelques années, le conduisit sur