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THÉÂTRE EN LIBERTÉ.


VI

TITUTI, rêvant et regardant sortir Denarius enthousiaste.

Bon ! va, sois chimérique à ton aise, crétin !
Ah oui ! dans l’âge tendre, à vingt ans, par exemple,
Quand l’amour est un dieu, quand la femme est un temple,
On est bon, juste, noble, à bouche que veux-tu !
Ah ! les illusions d’éternelle vertu,
Comme je connais ça ! l’aube brille, on ne doute
De rien, on est si jeune ! Et l’on se met en route
Pour l’horizon splendide, immense, éblouissant,
Magnifique ; et l’on part pour la vie en disant :
— Je serai vertueux, incorruptible, probe ;
Mon âme n’aura point une tache à sa robe ;
Je ne dévierai pas hors du ferme devoir. —
C’est bien. Puis on avance, et l’on commence à voir
Que le destin n’est pas une ligne bien droite,
Que l’égoïsme est large et la justice étroite ;
On s’indigne d’abord, puis on concède un peu ;
Il faut, pour réussir, moins planer dans le bleu,
Descendre ; et l’on descend ; on s’amoindrit, ensuite
On s’aplatit ; on rit, on dit : suis-je jésuite !
On intrigue, on se pousse, on flatte, on rampe, on ment ;
Eh bien, après ? Quelqu’un qui serait autrement
Semblerait un cynique, un rustre, un Diogène ;
On desserre l’honneur comme un corset qui gêne ;
Est-ce qu’on pourrait vivre avec ces roideurs-là ?
On n’est pas Régulus, on n’est pas Scévola ;
On s’applaudit, on fait des phrases : — Qui mesure
Sa conduite au destin suit une route sûre ;
Je travaille la vie ainsi qu’un minerai ;
Je m’éloigne du grand pour m’approcher du vrai ; —
On brille. Hélas ! Où donc est la candeur première ?
L’affreux suif est souvent au fond de la lumière ;
La flamme vert-de-grise à la fin le flambeau.