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DISCOURS DE RÉCEPTION.

voulait gagner, de défendre sa frontière contre cet envahisseur irrésistible qui savait le grand art de subjuguer un peuple et qui savait aussi le grand art de séduire un homme. Que suis-je, d’ailleurs, messieurs, pour m’arroger ce droit de critique suprême ? Quel est mon titre ? N’ai-je pas bien plutôt besoin moi-même de bienveillance et d’indulgence à l’heure où j’entre dans cette compagnie, ému de toutes les émotions ensemble, fier des suffrages qui m’ont appelé, heureux des sympathies qui m’accueillent, troublé par cet auditoire si imposant et si charmant, triste de la grande perte que vous avez faite et dont il ne me sera pas donné de vous consoler, confus enfin d’être si peu de chose dans ce lieu vénérable que remplissent à la fois de leur éclat serein et fraternel d’augustes morts et d’illustres vivants ? Et puis, pour dire toute ma pensée, en aucun cas je ne reconnaîtrais aux générations nouvelles ce droit de blâme rigoureux envers nos anciens et nos aînés. Qui n’a pas combattu a-t-il le droit de juger ? Nous devons nous souvenir que nous étions enfants alors, et que la vie était légère et insouciante pour nous lorsqu’elle était si grave et si laborieuse pour d’autres. Nous arrivons après nos pères ; ils sont fatigués, soyons respectueux. Nous profitons à la fois des grandes idées qui ont lutté et des grandes choses qui ont prévalu. Soyons justes envers tous, envers ceux qui ont accepté l’empereur pour maître comme envers ceux qui l’ont accepté pour adversaire. Comprenons l’enthousiasme et honorons la résistance. L’un et l’autre ont été légitimes.

Pourtant, redisons-le, messieurs, la résistance n’était pas seulement légitime ; elle était glorieuse.

Elle affligeait l’empereur. L’homme qui, comme il l’a dit plus tard à Sainte-Hélène, eût fait Pascal sénateur et Corneille ministre, cet homme-là, messieurs, avait trop de grandeur en lui-même pour ne pas comprendre la grandeur dans autrui. Un esprit vulgaire, appuyé sur la toute-puissance, eût dédaigné peut-être cette rébellion du talent ; Napoléon s’en préoccupait. Il se savait trop historique pour ne point avoir souci de l’histoire ; il se sentait trop poétique pour ne pas s’inquiéter des poëtes. Il faut le reconnaître hautement, c’était un vrai prince que ce