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AVANT L’EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.

par d’énergiques réclamations directement adressées à Bonaparte lui-même. Un jour, au milieu d’une discussion délicate et presque blessante, le maître, s’interrompant, lui dit brusquement : Qu’avez-vous donc ? vous devenez tout rouge. — Et vous tout pâle, répliqua fièrement M. Lemercier ; c’est notre manière à tous deux quand quelque chose nous irrite, vous ou moi. Je rougis et vous pâlissez. Bientôt il cessa tout à fait de voir l’empereur. Une fois pourtant, en janvier 1812, à l’époque culminante des prospérités de Napoléon, quelques semaines après la suppression arbitraire de son Camille, dans un moment où il désespérait de jamais faire représenter aucune de ses pièces tant que l’empire durerait, il dut, comme membre de l’institut, se rendre aux Tuileries. Dès que Napoléon l’aperçut, il vint droit à lui. — Eh bien, monsieur Lemercier, quand nous donnerez-vous une belle tragédie ? M. Lemercier regarda l’empereur fixement et dit ce seul mot : Bientôt. J’attends. Mot terrible ! mot de prophète plus encore que de poëte ! mot qui, prononcé au commencement de 1812, contient Moscou, Waterloo et Sainte-Hélène !

Tout sentiment sympathique pour Bonaparte n’était cependant pas éteint dans ce cœur silencieux et sévère. Vers ces derniers temps, l’âge avait plutôt rallumé qu’étouffé l’étincelle. L’an passé, presque à pareille époque, par une belle matinée de mai, le bruit se répandit dans Paris que l’Angleterre, honteuse enfin de ce qu’elle a fait à Sainte-Hélène, rendait à la France le cercueil de Napoléon. M. Lemercier, déjà souffrant et malade depuis près d’un mois, se fit apporter le journal. Le journal, en effet, annonçait qu’une frégate allait mettre à la voile pour Sainte-Hélène. Pâle et tremblant, le vieux poëte se leva, une larme brilla dans son œil, et au moment où on lui lut que « le général Bertrand irait chercher l’empereur son maître… » — Et moi, s’écria-t-il, si j’allais chercher mon ami le premier consul !

Huit jours après, il était parti.

Hélas ! me disait sa respectable veuve en me racontant ces douloureux détails, il ne l’est pas allé chercher, il a fait davantage, il l’est allé rejoindre.