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Page:Hugo - Actes et paroles - volume 1.djvu/83

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RÉPONSE À M. SAINT-MARC GIRARDIN.

Alexandre ; Virgile a calmé l’Italie après les guerres civiles ; Dante l’a agitée ; Lucain était l’insomnie de Néron ; Tacite a fait de Caprée le pilori de Tibère. Au moyen âge, qui était, après Jésus-Christ, la loi des intelligences ? Aristote. Cervantes a détruit la chevalerie ; Molière a corrigé la noblesse par la bourgeoisie, et la bourgeoisie par la noblesse ; Corneille a versé de l’esprit romain dans l’esprit français ; Racine, qui pourtant est mort d’un regard de Louis XIV, a fait descendre Louis XIV du théâtre ; on demandait au grand Frédéric quel roi il craignait en Europe, il répondit : Le roi Voltaire. Les lettrés du xviiie siècle, Voltaire en tête, ont battu en brèche et jeté bas la société ancienne ; les lettrés du xixe peuvent consolider ou ébranler la nouvelle. Que vous dirai-je enfin ? le premier de tous les livres et de tous les codes, la Bible, est un poëme. Partout et toujours ces grands rêveurs qu’on nomme les penseurs et les poëtes se mêlent à la vie universelle, et, pour ainsi parler, à la respiration même de l’humanité. La pensée n’est qu’un souffle, mais ce souffle remue le monde.

Que les écrivains donc se prennent au sérieux. Dans leur action publique, qu’ils soient graves, modérés, indépendants et dignes. Dans leur action littéraire, dans les libres caprices de leur inspiration, qu’ils respectent toujours les lois radicales de la langue qui est l’expression du vrai, et du style qui est la forme du beau. En l’état où sont aujourd’hui les esprits, le lettré doit sa sympathie à tous les malaises individuels, sa pensée à tous les problèmes sociaux, son respect à toutes les énigmes religieuses. Il appartient à ceux qui souffrent, à ceux qui errent, à ceux qui cherchent. Il faut qu’il laisse aux uns un conseil, aux autres une solution, à tous une parole. S’il est fort, qu’il pèse et qu’il juge ; s’il est plus fort encore, qu’il examine et qu’il enseigne ; s’il est le plus grand de tous, qu’il console. Selon ce que vaut l’écrivain, la table où il s’accoude, et d’où il parle aux intelligences, est quelquefois un tribunal, quelquefois une chaire. Le talent est une magistrature ; le génie est un sacerdoce.

Écrivains qui voulez être dignes de ce noble titre et de cette fonction sévère, augmentez chaque jour, s’il vous est possible, la gravité de votre raison ; descendez dans