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AVANT L’EXIL. — ACADÉMIE FRANÇAISE.

Quoique la faculté du beau et de l’idéal fût développée à un rare degré chez M. Delavigne, l’essor de la grande ambition littéraire, en ce qu’il peut avoir parfois de téméraire et de suprême, était arrêté en lui et comme limité par une sorte de réserve naturelle, qu’on peut louer ou blâmer, selon qu’on préfère dans les productions de l’esprit le goût qui circonscrit ou le génie qui entreprend, mais qui était une qualité aimable et gracieuse, et qui se traduisait en modestie dans son caractère et en prudence dans ses ouvrages. Son style avait toutes les perfections de son esprit, l’élévation, la précision, la maturité, la dignité, l’élégance habituelle, et, par instants, la grâce, la clarté continue, et, par moments, l’éclat. Sa vie était mieux que la vie d’un philosophe, c’était la vie d’un sage. Il avait, pour ainsi dire, tracé un cercle autour de sa destinée, comme il en avait tracé un autour de son inspiration. Il vivait comme il pensait, abrité. Il aimait son champ, son jardin, sa maison, sa retraite ; le soleil d’avril sur ses roses, le soleil d’août sur ses treilles. Il tenait sans cesse près de son cœur, comme pour le réchauffer, sa famille, son enfant, ses frères, quelques amis. Il avait ce goût charmant de l’obscurité qui est la soif de ceux qui sont célèbres. Il composait dans la solitude ces poëmes qui plus tard remuaient la foule. Aussi tous ses ouvrages, tragédies, comédies, messéniennes, éclos dans tant de calme, couronnés de tant de succès, conservent-ils toujours, pour qui les lit avec attention, je ne sais quelle fraîcheur d’ombre et de silence qui les suit même dans la lumière et dans le bruit. Appartenant à tous et se réservant pour quelques-uns, il partageait son existence entre son pays, auquel il dédiait toute son intelligence, et sa famille, à laquelle il donnait toute son âme. C’est ainsi qu’il a obtenu la double palme, l’une bien éclatante, l’autre bien douce ; comme poëte, la renommée, comme homme, le bonheur.

Cette vie pourtant, si sereine au dedans, si brillante au dehors, ne fut ni sans épreuves, ni sans traverses. Tout jeune encore, M. Casimir Delavigne eut à lutter par le travail contre la gêne. Ses premières années furent rudes et sévères. Plus tard son talent lui fit des amis, son succès lui fit un public, son caractère lui fit une autorité. Par la