Page:Hugo - Bug-Jargal, 1876.djvu/14

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
BUG-JARGAL.

rieux, moitié, plaisant, d’Auverney n’aurait rien répondu, si tous n’eussent joint leurs instances à celles du lieutenant.

Il céda enfin à leurs prières.

« Je vais vous satisfaire, messieurs ; mais n’attendez que le récit d’une anecdote toute simple, dans laquelle je ne joue qu’un rôle très-secondaire. Si l’attachement qui existe entre Thadée, Rask et moi, vous a fait espérer quelque chose d’extraordinaire, je vous préviens que vous vous trompez. Je commence. »

Alors il se fit un grand silence. Paschal vida d’un trait sa gourde d’eau-de-vie, et Henri s’enveloppa de la peau d’ours à demi rongée, pour se garantir du frais de la nuit, tandis qu’Alfred achevait de fredonner l’air galicien de mala-perros.

D’Auverney resta un moment rêveur, comme pour rappeler à son souvenir des événements depuis longtemps remplacés par d’autres ; enfin il prit la parole, lentement, presque à voix basse et avec des pauses fréquentes.

IV


Quoique né en France, j’ai été envoyé de bonne heure à Saint-Domingue, chez un de mes oncles, colon très-riche, dont je devais épouser la fille.

Les habitations de mon oncle étaient voisines du fort Galifet, et ses plantations occupaient la majeure partie des plaines de l’Acul.

Cette malheureuse position, dont le détail vous semble sans doute offrir peu d’intérêt, a été l’une des premières causes des désastres et de la ruine totale de ma famille.

Huit cents nègres cultivaient les immenses domaines de mon oncle. Je vous avouerai que la triste condition de ces esclaves était encore aggravée par l’insensibilité de leur maître, Mon oncle était du nombre, heureusement assez restreint, de ces planteurs dont une longue habitude de despotisme absolu avait endurci le cœur. Accoutumé à se voir obéi au premier coup d’œil, la moindre hésitation de la part d’un esclave était punie des plus mauvais traitements, et souvent l’intercession de ses enfants ne servait qu’à accroître sa colère. Nous étions donc le plus souvent obligés de nous borner à soulager en secret des maux que nous ne pouvions prévenir.

« Comment ! mais voilà des phrases, dit Henri à demi-voix, en se penchant vers son voisin. Allons, j’espère que le capitaine ne laissera point passer les malheurs des ci-devant noirs sans quelque petite dissertation sur les devoirs qu’impose l’humanité, et cætera. On n’en eût pas été quitte à moins au club Massiac[1].

— Je vous remercie, Henri, de m’épargner un ridicule, » dit froidement d’Auverney, qui l’avait entendu.

Il poursuivit.

« Entre tous ces esclaves, un seul avait trouvé grâce devant mon oncle. C’était un nain espagnol, griffe[2] de couleur, qui lui avait été donné par lord Effingham, gouverneur de la Jamaïque. Mon oncle, qui, ayant longtemps résidé au Brésil, y avait contracté les habitudes du faste portugais, aimait à s’environner chez lui d’un appareil qui répondit à sa richesse. De nombreux esclaves, dressés au service comme des domestiques européens, donnaient

  1. Nos lecteurs ont sans doute oublié que le club Massiac, dont parle le lieutenant Henri, était une association de négrophiles. Ce club, formé à Paris au commencement de la Révolution, avait provoqué la plupart des insurrections qui éclatèrent alors dans les colonies.

    On pourra s’étonner aussi de la légèreté un peu hardie avec laquelle le jeune lieutenant raille des philanthropes qui régnaient encore à cette époque par la grâce du bourreau. Mais il faut se rappeler qu’avant, pendant et après la Terreur, la liberté de penser et de parler s’était réfugiée dans les camps. Ce noble privilège coûtait de temps en temps la tête à un général ; mais il absout de tout reproche la gloire si éclatante de ces soldats que les dénonciateurs de la Convention appelaient « les messieurs de l’armée du Rhin. »

  2. Une explication précise sera peut-être nécessaire à l’intelligence de ce mot.

    M. Moreau de Saint-Méry, en développant le système de Franklin, a classé dans des espèces génériques les différentes teintes que présentent les mélanges de la population de couleur.

    Il suppose que l’homme forme un tout de cent vingt-huit parties, blanches chez les blancs, et noires chez les noirs.

    Partant de ce principe, il établit que l’on est d’autant plus près ou plus loin de l’une ou de l’autre couleur, qu’on se rapproche ou qu’on s’éloigne davantage du terme soixante quatre, qui leur sert de moyenne proportionnelle.

    D’après ce système, tout homme qui n’a point huit parties de blanc est réputé noir.

    Marchant de cette couleur vers le blanc, on distingue neuf souches principales, qui ont encore entre elles des variétés d’après le plus ou le moins de parties qu’elles retiennent de l’une ou de l’autre couleur. Ces neuf espèces sont le sacatra, le griffe, le marabout, le mulâtre, le quarteron, le métis, le mamelouc, le quarteronné, le sang-mêlé.

    Le sang-mêlé, en continuant son union avec le blanc, finit en quelque sorte par se confondre avec cette couleur. On assure pourtant qu’il conserve toujours, sur une certaine partie du corps, la trace ineffaçable de son origine.

    Le griffe est le résultat de cinq combinaisons et peut avoir depuis vingt-quatre jusqu’à trente-deux parties blanches et quatre-vingt-seize ou cent quatre noires.