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BUG-JARGAL.

« La figure de trois S rapprochés, en quelque endroit du front qu’ils se trouvent, est un signe bien funeste : celui qui porte ce signe se noiera infailliblement, s’il n’évite l’eau avec le plus grand soin.

« Quatre lignes partant du nez, et se recourbant deux à deux sur le front au-dessus des yeux, annoncent qu’on sera un jour prisonnier de guerre et qu’on gémira captif aux mains de l’étranger. »

Ici l’obi fit une pause.

« Compagnons, ajouta-t-il gravement, j’avais observé ce signe sur le front de Bug-Jargal, chef des braves du Morne-Rouge. »

Ces paroles, qui me confirmaient encore la prise de Bug-Jargal, furent suivies des lamentations d’une horde qui ne se composait que de noirs, et dont les chefs portaient des caleçons écarlates : c’était la bande du Morne-Rouge.

Cependant l’obi recommençait :

« Si vous avez, dans la partie droite du front, sur la ligne de la lune, quelque figure qui ressemble à une fourche, craignez de demeurer oisif ou de trop rechercher la débauche.

« Un petit signe bien important, la figure arabe du chiffre 3, sur la ligne du soleil, présage des coups de bâton… »

Un vieux nègre espagnol-domingois interrompit le sorcier. Il se traînait vers lui en implorant un pansement. Il avait été blessé au front, et l’un de ses yeux, arraché de son orbite, pendait tout sanglant. L’obi l’avait oublié dans sa revue médicale. Au moment où il l’aperçut il s’écria :

« Des figures rondes dans la partie droite du front, sur la ligne de la lune, annoncent des maladies dans les yeux. Hombre, dit-il au misérable blessé, ce signe est bien apparent sur ton front ; voyons ta main.

A las ! exelentisimo señor, repartit l’autre, mir’usted mi ojo ![1]

— Fatras[2], répliqua l’obi avec humeur, j’ai bien besoin de voir ton œil… ta main, te dis-je.

Le malheureux livra sa main, en murmurant toujours : mi ojo !

« Bon ! dit le sorcier. Si l’on trouve sur la ligne de vie un point entouré d’un petit cercle, on sera borgne, parce que cette figure annonce la perte d’un œil. C’est cela, voici le point et le petit cercle, tu seras borgne.

Y a le soy[3], » répondit le fatras en gémissant pitoyablement.

Mais l’obi, qui n’était plus chirurgien, l’avait repoussé rudement, et poursuivait sans se soucier de la plainte du pauvre borgne.

« Escuchate hombres ! Si les sept lignes du front sont petites, tortueuses, faiblement marquées, elles annoncent un homme dont la vie sera courte.

« Celui qui aura entre les deux sourcils sur la ligne de la lune la figure de deux flèches croisées, mourra dans une bataille.

« Si la ligne de vie qui traverse la main présente une croix à son extrémité près de la jointure, elle présage qu’on paraîtra sur l’échafaud…

« Et ici, reprit l’obi, je dois vous le dire, hermanos, l’un des plus braves appuis de l’indépendance, Bouckmann, porte ces trois signes funestes. »

À ces mots tous les nègres retinrent leur haleine : leurs yeux immobiles, attachés sur le jongleur, exprimaient cette sorte d’attention qui ressemble à la stupeur.

« Seulement, ajouta l’obi, je ne puis accorder ce double signe qui menace à la fois Bouckmann d’une bataille et d’un échafaud. Pourtant mon art est infaillible. »

Il s’arrêta, et échangea un regard avec Biassou. Biassou dit quelques mots à l’oreille d’un de ses aides de camp, qui sortit sur-le-champ de la grotte.

« Une bouche béante et fanée, reprit l’obi, se retournant vers son auditoire avec son accent malicieux et goguenard, une attitude insipide, les bras pendants, et la main gauche tournée en dehors sans qu’on en devine le motif, annoncent la stupidité naturelle, la nullité, le vide, une curiosité hébétée. »

Biassou ricanait. En cet instant, l’aide de camp revint ; il amenait un nègre couvert de fange et de poussière, dont les pieds, déchirés par les ronces et les cailloux, prouvaient qu’il avait fait une longue course. C’était le messager annoncé par Rigaud. Il tenait d’une main un paquet cacheté, de l’autre un parchemin déployé qui portait un sceau dont l’empreinte figurait un cœur enflammé. Au milieu était un chiffre formé des lettres caractéristiques M et N, entrelacées pour désigner sans doute la réunion des mulâtres libres et des nègres esclaves, À côté de ce chiffre, je lus cette légende : « Le préjugé vaincu, la verge de fer brisée ; vive, le roi !  » Ce parchemin était un passe-port délivré par Jean-François.

L’émissaire le présenta à Biassou, et, après s’être incliné jusqu’à terre, lui remit le papier cacheté. Le généralissime l’ouvrit vivement, parcourut les dépêches qu’il renfermait, en mit une dans la poche de sa veste, et, frois-

  1. Hélas ! très-excellent seigneur, regardez mon œil.
  2. Nom sous lequel on désignait un vieux nègre hors de service.
  3. Je le suis déjà.