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XVI



L’arbre Éternité vit sans faîte et sans racines.
Ses branches sont partout, proches du ver, voisines
Du grand astre doré ;
L’espace voit sans fin croître la branche Nombre,
Et la branche Destin, végétation sombre,
Emplit l’homme effaré.

Nous la sentons ramper et grandir sous nos crânes,
Lier Deutz à Judas, Nemrod à Schinderhannes,
l’ordre ses mille nœuds,
Et, passants pénétrés de fibres éternelles,
Tremblants, nous la voyons croiser dans nos prunelles
Ses fils vertigineux.

Et nous apercevons, dans le plus noir de l’arbre,
Les Hobbes contemplant avec des yeux de marbre,
Les Kant aux larges fronts ;
Leur cognée à la main, le pied sur les problèmes,
Immobiles ; la mort a fait des spectres blêmes
De tous ces bûcherons.

Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sa branche.
L’un se redresse, et l’autre, épouvanté, se penche.
L’un voulut, l’autre osa.
Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.
Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, et Voltaire
Regarde Spinosa.

Qu’avez-vous donc trouvé, dites, chercheurs sublimes ?
Quels nids avez-vous vus, noirs comme des abîmes
Sur ces rameaux noueux ?
Cachaient-ils des essaims d’ailes sombres ou blanches ?
Dites, avez-vous fait envoler de ces branches
Quelque aigle monstrueux ?