Page:Hugo - Les Misérables Tome II (1890).djvu/152

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moisson dans les sillons ensemencés de cadavres, ne faisait pas un gros total et n’avait pas mené bien loin ce vivandier passé gargotier.

Thénardier avait ce je ne sais quoi de rectiligne dans le geste qui, avec un juron, rappelle la caserne et, avec un signe de croix, le séminaire. Il était beau parleur. Il se laissait croire savant. Néanmoins, le maître d’école avait remarqué qu’il faisait — « des cuirs ». Il composait la carte à payer des voyageurs avec supériorité, mais des yeux exercés y trouvaient parfois des fautes d’orthographe. Thénardier était sournois, gourmand, flâneur et habile. Il ne dédaignait pas ses servantes, ce qui faisait que sa femme n’en avait plus. Cette géante était jalouse. Il lui semblait que ce petit homme maigre et jaune devait être l’objet de la convoitise universelle.

Thénardier, par-dessus tout homme d’astuce et d’équilibre, était un coquin du genre tempéré. Cette espèce est la pire ; l’hypocrisie s’y mêle.

Ce n’est pas que Thénardier ne fût dans l’occasion capable de colère autant que sa femme ; mais cela était très rare, et dans ces moments-là, comme il en voulait au genre humain tout entier, comme il avait en lui une profonde fournaise de haine, comme il était de ces gens qui se vengent perpétuellement, qui accusent tout ce qui se passe devant eux de tout ce qui est tombé sur eux, et qui sont toujours prêts à jeter sur le premier venu, comme légitime grief, le total des déceptions, des banqueroutes et des calamités de leur vie, comme tout ce levain se soulevait en lui et lui bouillonnait dans la bouche et dans les yeux, il était