Page:Hugo - Les Misérables Tome IV (1890).djvu/146

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avait fini par ne plus se croire capable d’un sentiment malveillant, il y avait des instants où, quand Marius était là, il croyait redevenir sauvage et féroce, et il sentait se rouvrir et se soulever contre ce jeune homme ces vieilles profondeurs de son âme où il y avait eu jadis tant de colère. Il lui semblait presque qu’il se reformait en lui des cratères inconnus.

Quoi ! il était là, cet être ! que venait-il faire ? il venait tourner, flairer, examiner, essayer ! il venait dire : hein ? pourquoi pas ? il venait rôder autour de son bonheur, pour le prendre et l’emporter !

Jean Valjean ajoutait : — Oui, c’est cela ! que vient-il chercher ? une aventure ! que veut-il ? une amourette ! Une amourette ! et moi ! Quoi ! j’aurai été d’abord le plus misérable des hommes, et puis le plus malheureux, j’aurai fait soixante ans de la vie sur les genoux, j’aurai souffert tout ce qu’on peut souffrir, j’aurai vieilli sans avoir été jeune, j’aurai vécu sans famille, sans parents, sans amis, sans femme, sans enfants, j’aurai laissé de mon sang sur toutes les pierres, sur toutes les ronces, à toutes les bornes, le long de tous les murs, j’aurai été doux quoiqu’on fût dur pour moi et bon quoiqu’on fût méchant, je serai redevenu honnête homme malgré tout, je me serai repenti du mal que j’ai fait et j’aurai pardonné le mal qu’on m’a fait, et au moment où je suis récompensé, au moment où c’est fini, au moment où je touche au but, au moment où j’ai ce que je veux, c’est bon, c’est bien, je l’ai payé, je l’ai gagné, tout cela s’en ira, tout cela s’évanouira, et je perdrai Cosette, et je perdrai ma vie, ma joie, mon âme, parce qu’il aura plu à un grand niais de venir flâner au Luxembourg !