Page:Hugo - Les Misérables Tome I (1890).djvu/172

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
170
Les Misérables. — Fantine.

et remplaçait dans l’occasion cet instrument qu’on appelle cric et qu’on appelait jadis orgueil, d’où a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil près des halles de Paris. Ses camarades l’avaient surnommé Jean-le-Cric. Une fois, comme on réparait le balcon de l’hôtel de ville de Toulon, une des admirables cariatides de Puget qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Valjean, qui se trouvait là, soutint de l’épaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d’arriver.

Sa souplesse dépassait encore sa vigueur. Certains forçats, rêveurs perpétuels d’évasions, finissent par faire de la force et de l’adresse combinées une véritable science. C’est la science des muscles. Toute une statique mystérieuse est quotidiennement pratiquée par les prisonniers, ces éternels envieux des mouches et des oiseaux. Gravir une verticale, et trouver des points d’appui là où l’on voit à peine une saillie, était un jeu pour Jean Valjean. Étant donné un angle de mur, avec la tension de son dos et de ses jarrets, avec ses coudes et ses talons emboîtés dans les aspérités de la pierre, il se hissait comme magiquement à un troisième étage. Quelquefois il montait ainsi jusqu’au toit du bagne.

Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque émotion extrême pour lui arracher, une ou deux fois l’an, ce lugubre rire du forçat qui est comme un écho du rire du démon. À le voir, il semblait occupé à regarder continuellement quelque chose de terrible.

Il était absorbé en effet.

À travers les perceptions maladives d’une nature incomplète et d’une intelligence accablée, il sentait confusément