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536 Les Misérables. ― Fantine.  

pas encore les détails de l’événement d’Arras. Toute la journée on entendait dans toutes les parties de la ville des conversations comme celle-ci :

— Vous ne savez pas ? c’était un forçat libéré ! — Qui ça ? — Le maire. — Bah ! M. Madeleine ? — Oui. — Vraiment ? — Il ne s’appelait pas Madeleine, il a un affreux nom, Béjean, Bojean, Boujean. — Ah, mon Dieu ! — Il est arrêté. — Arrêté ! — En prison à la prison de la ville, en attendant qu’on le transfère. — Qu’on le transfère ! On va le transférer ! Où va-t-on le transférer ? — Il va passer aux assises pour un vol de grand chemin qu’il a fait autrefois. — Eh bien ! je m’en doutais. Cet homme était trop bon, trop parfait, trop confit. Il refusait la croix, il donnait des sous à tous les petits drôles qu’il rencontrait. J’ai toujours pensé qu’il y avait là-dessous quelque mauvaise histoire.

Les « salons » surtout abondèrent dans ce sens.

Une vieille dame, abonnée au Drapeau blanc, fit cette réflexion dont il est presque impossible de sonder la profondeur :

— Je n’en suis pas fâchée. Cela apprendra aux buonapartistes !

C’est ainsi que ce fantôme qui s’était appelé M. Madeleine se dissipa à Montreuil-sur-Mer. Trois ou quatre personnes seulement dans toute la ville restèrent fidèles à cette mémoire. La vieille portière qui l’avait servi fut du nombre.

Le soir de ce même jour, cette digne vieille était assise dans sa loge, encore tout effarée et réfléchissant tristement. La fabrique avait été fermée toute la journée, la porte cochère était verrouillée, la rue était déserte. Il n’y avait