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Page:Hugo - Les Misérables Tome V (1890).djvu/146

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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

court. Les assoupis s’y réveillent. Grantaire se dressa en sursaut, étendit les bras, se frotta les yeux, regarda, bâilla, et comprit.

L’ivresse qui finit ressemble à un rideau qui se déchire. On voit, en bloc et d’un seul coup d’œil, tout ce qu’elle cachait. Tout s’offre subitement à la mémoire ; et l’ivrogne, qui ne sait rien de ce qui s’est passé depuis vingt-quatre heures, n’a pas achevé d’ouvrir les paupières qu’il est au fait. Les idées lui reviennent avec une lucidité brusque ; l’effacement de l’ivresse, sorte de buée qui aveuglait le cerveau, se dissipe, et fait place à la claire et nette obsession des réalités.

Relégué qu’il était dans son coin et comme abrité derrière le billard, les soldats, l’œil fixé sur Enjolras, n’avaient pas même aperçu Grantaire, et le sergent se préparait à répéter l’ordre : En joue ! quand tout à coup ils entendirent une voix forte crier à côté d’eux :

— Vive la République ! J’en suis.

Grantaire s’était levé.

L’immense lueur de tout le combat qu’il avait manqué, et dont il n’avait pas été, apparut dans le regard éclatant de l’ivrogne transfiguré.

Il répéta : Vive la République ! traversa la salle d’un pas ferme, et alla se placer devant les fusils debout près d’Enjolras.

— Faites-en deux d’un coup, dit-il.

Et, se tournant vers Enjolras avec douceur, il lui dit :

— Permets-tu ?

Enjolras lui serra la main en souriant.