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LA GUERRE ENTRE QUATRE MURS.

soustraire le peuple à la royauté, vous donnez vos filles à la police. Amis, prenez garde, ayez de la compassion. Les femmes, les malheureuses femmes, on n’a pas l’habitude d’y songer beaucoup. On se fie sur ce que les femmes n’ont pas reçu l’éducation des hommes, on les empêche de lire, on les empêche de penser, on les empêche de s’occuper de politique ; les empêcherez-vous d’aller ce soir à la morgue et de reconnaître vos cadavres ? Voyons, il faut que ceux qui ont des familles soient bons enfants et nous donnent une poignée de main et s’en aillent, et nous laissent faire ici l’affaire tout seuls. Je sais bien qu’il faut du courage pour s’en aller, c’est difficile ; mais plus c’est difficile, plus c’est méritoire. On dit : J’ai un fusil, je suis à la barricade, tant pis, j’y reste. Tant pis, c’est bientôt dit. Mes amis, il y a un lendemain ; vous n’y serez pas à ce lendemain, mais vos familles y seront. Et que de souffrances ! Tenez, un joli enfant bien portant qui a des joues comme une pomme, qui babille, qui jacasse, qui jabote, qui rit, qu’on sent frais sous le baiser, savez-vous ce que cela devient quand c’est abandonné ? J’en ai vu un, tout petit, haut comme cela. Son père était mort. De pauvres gens l’avaient recueilli par charité, mais ils n’avaient pas de pain pour eux-mêmes. L’enfant avait toujours faim. C’était l’hiver. Il ne pleurait pas. On le voyait aller près du poêle où il n’y avait jamais de feu et dont le tuyau, vous savez, était mastiqué avec de la terre jaune. L’enfant détachait avec ses petits doigts un peu de cette terre et la mangeait. Il avait la respiration rauque, la face livide, les jambes molles, le ventre gros. Il ne disait rien. On lui parlait, il ne répondait pas. Il est mort. On l’a