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LES MISÉRABLES. — JEAN VALJEAN.

Pour l’instant les cygnes nageaient, ce qui est leur talent principal, et ils étaient superbes.

Si les deux petits pauvres eussent écouté et eussent été d’âge à comprendre, ils eussent pu recueillir les paroles d’un homme grave. Le père disait au fils :

— Le sage vit content de peu. Regarde-moi, mon fils. Je n’aime pas le faste. Jamais on ne me voit avec des habits chamarrés d’or et de pierreries ; je laisse ce faux éclat aux âmes mal organisées.

Ici les cris profonds qui venaient du côté des halles éclatèrent avec un redoublement de cloche et de rumeur.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda l’enfant.

Le père répondit :

— Ce sont des saturnales.

Tout à coup, il aperçut les deux petits déguenillés, immobiles derrière la maisonnette verte des cygnes.

— Voilà le commencement, dit-il.

Et après un silence il ajouta :

— L’anarchie entre dans ce jardin.

Cependant le fils mordit la brioche, la recracha et brusquement se mit à pleurer.

— Pourquoi pleures-tu ? demanda le père.

— Je n’ai plus faim, dit l’enfant.

Le sourire du père s’accentua.

— On n’a pas besoin de faim pour manger un gâteau.

— Mon gâteau m’ennuie. Il est rassis.

— Tu n’en veux plus ?

— Non.

Le père lui montra les cygnes.