Aller au contenu

Page:Hugo - Les Travailleurs de la mer Tome II (1892).djvu/110

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
104
LES TRAVAILLEURS DE LA MER

il avait tout pris pour lui seul. Il avait eu cet égoïsme.

Il était sous une sorte d’effrayante cloche pneumatique. La vitalité se retirait peu à peu de lui. Il s’en apercevait à peine.

L’épuisement des forces n’épuise pas la volonté. Croire n’est que la deuxième puissance ; vouloir est la première. Les montagnes proverbiales que la foi transporte ne sont rien à côté de ce que fait la volonté. Tout le terrain que Gilliatt perdait en vigueur, il le regagnait en ténacité. L’amoindrissement de l’homme physique sous l’action refoulante de cette sauvage nature aboutissait au grandissement de l’homme moral.

Gilliatt ne sentait point la fatigue, ou, pour mieux dire, n’y consentait pas. Le consentement de l’âme refusé aux défaillances du corps est une force immense.

Gilliatt voyait les pas que faisait son travail, et ne voyait que cela. C’était le misérable sans le savoir. Son but, auquel il touchait presque, l’hallucinait. Il souffrait toutes ces souffrances sans qu’il lui vînt une autre pensée que celle-ci : en avant ! Son œuvre lui montait à la tête. La volonté grise. On peut s’enivrer de son âme.

Cette ivrognerie-là s’appelle l’héroïsme.

Gilliatt était une espèce de Job de l’océan.

Mais un Job luttant, un Job combattant et faisant front aux fléaux, un Job conquérant, et, si de tels mots n’étaient pas trop grands pour un pauvre matelot pêcheur de crabes et de langoustes, un Job Prométhée.