Page:Hugo - Les Travailleurs de la mer Tome II (1892).djvu/66

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
62
LES TRAVAILLEURS DE LA MER

Il était là comme dompteur. Il le comprenait presque. Élargissement étrange pour son esprit.

En outre, il avait autour de lui, à perte de vue, l’immense songe du travail perdu. Voir manœuvrer dans l’insondable et dans l’illimité la diffusion des forces, rien n’est plus troublant. On cherche des buts. L’espace toujours en mouvement, l’eau infatigable, les nuages qu’on dirait affairés, le vaste effort obscur, toute cette convulsion est un problème. Qu’est-ce que ce tremblement perpétuel fait ? Que construisent ces rafales ? Que bâtissent ces secousses ? Ces chocs, ces sanglots, ces hurlements, qu’est-ce qu’ils créent ? à quoi est occupé ce tumulte ? Le flux et le reflux de ces questions est éternel comme la marée. Gilliatt, lui, savait ce qu’il faisait ; mais l’agitation de l’étendue l’obsédait confusément de son énigme. À son insu, mécaniquement, impérieusement, par pression et pénétration, sans autre résultat qu’un éblouissement inconscient et presque farouche, Gilliatt rêveur amalgamait à son propre travail le prodigieux travail inutile de la mer. Comment, en effet, ne pas subir et sonder, quand on est là, le mystère de l’effrayante onde laborieuse ? Comment ne pas méditer, dans la mesure de ce qu’on a de méditation possible, la vacillation du flot, l’acharnement de l’écume, l’usure imperceptible du rocher, l’époumonnement insensé des quatre vents ? Quelle terreur pour la pensée, le recommencement perpétuel, l’océan puits, les nuées danaïdes, toute cette peine pour rien !

Pour rien, non. Mais, ô Inconnu, toi seul sais pourquoi.