Page:Hugo - Les Travailleurs de la mer Tome I (1891).djvu/223

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
221
LE BUG-PIPE

saient de papillons et de roses, immobile et muet des heures entières, caché derrière ce mur, vu de personne, retenant son haleine, il s’habitua à voir Déruchette aller et venir dans le jardin. On s’accoutume au poison.

De la cachette où il était, il entendait souvent Déruchette causer avec mess Lethierry sous une épaisse tonnelle de charmille où il y avait un banc. Les paroles venaient distinctement jusqu’à lui.

Que de chemin il avait fait ! Maintenant il en était venu à guetter et à prêter l’oreille. Hélas ! Le cœur humain est un vieil espion.

Il y avait un autre banc, visible et tout proche, au bord d’une allée. Déruchette s’y asseyait quelquefois.

D’après les fleurs qu’il voyait Déruchette cueillir et respirer, il avait deviné ses goûts en fait de parfums. Le liseron était l’odeur qu’elle préférait, puis l’œillet, puis le chèvrefeuille, puis le jasmin. La rose n’était que la cinquième. Elle regardait le lys, mais elle ne le respirait pas.

D’après ce choix de parfums, Gilliatt la composait dans sa pensée. À chaque odeur il rattachait une perfection.

La seule idée d’adresser la parole à Déruchette lui faisait dresser les cheveux.

Une bonne vieille chineuse, que son industrie ambulante ramenait de temps en temps dans la ruette longeant l’enclos des Bravées, en vint à remarquer confusément les assiduités de Gilliatt pour cette muraille et sa dévotion à ce lieu désert. Rattacha-t-elle la présence de cet homme devant ce mur à la possibilité d’une femme derrière ce mur ? Aperçut-elle ce vague fil invisible ? Était-elle, en sa décrépitude men-