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LE REVOLVER

Gruyère en tins, trente-deux francs le quintal. — Eh bien, Léon XII est-il mort ? — Etc., etc.

Ces choses-là se criaient et se commentaient bruyamment. À la table des douaniers et des gardes-côtes on parlait moins haut.

Les faits de police des côtes et des ports veulent moins de sonorité et moins de clarté dans le dialogue.

La table des patrons était présidée par un vieux capitaine au long cours, M. Gertrais-Gaboureau. M. Gertrais-Gaboureau n’était pas un homme, c’était un baromètre. Son habitude de la mer lui avait donné une surprenante infaillibilité de pronostic. Il décrétait le temps qu’il fera demain. Il auscultait le vent ; il tâtait le pouls à la marée. Il disait au nuage : montre-moi ta langue. C’est-à-dire l’éclair. Il était le docteur de la vague, de la brise, de la rafale. L’océan était son malade ; il avait fait le tour du monde comme on fait une clinique, examinant chaque climat dans sa bonne et mauvaise santé ; il savait à fond la pathologie des saisons. On l’entendait énoncer des faits comme ceci : — Le baromètre a descendu une fois, en 1796, à trois lignes au-dessous de tempête. — Il était marin par amour. Il haïssait l’Angleterre de toute l’amitié qu’il avait pour la mer. Il avait étudié soigneusement la marine anglaise pour en connaître le côté faible. Il expliquait en quoi le Sovereign de 1637 différait du Royal William de 1670 et de la Victory de 1735. Il comparait les accastillages. Il regrettait les tours sur le pont et les hunes en entonnoir du Great Harry de 1514, probablement au point de vue du boulet français, qui se logeait si bien dans ces surfaces. Les nations pour lui n’exis-