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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

Clubin frissonna. Il s’était mis lui-même dans la gueule de l’ombre. Pas d’autre refuge que le rocher l’Homme. Il était probable que la tempête surviendrait dans la nuit, et que la chaloupe de la Durande, surchargée, chavirerait. Aucun avis de naufrage n’arriverait à terre. On ne saurait même pas que Clubin avait été laissé sur l’écueil Douvres. Pas d’autre perspective que la mort de froid et de faim. Ses soixante-quinze mille francs ne lui donneraient pas une bouchée de pain. Tout ce qu’il avait échafaudé aboutissait à cette embûche. Il était l’architecte laborieux de sa catastrophe. Nulle ressource. Nul salut possible. Le triomphe se faisait précipice. Au lieu de la délivrance, la capture. Au lieu du long avenir prospère, l’agonie. En un clin d’œil, le temps qu’un éclair passe, toute sa construction avait croulé. Le paradis rêvé par ce démon avait repris sa vraie figure, le sépulcre.

Cependant le vent s’était élevé. Le brouillard, secoué, troué, arraché, s’en allait pêle-mêle sur l’horizon en grands morceaux informes. Toute la mer reparut.

Les bœufs, de plus en plus envahis par l’eau, continuaient de beugler dans la cale.

La nuit approchait ; probablement la tempête.

La Durande, peu à peu renflouée par la mer montante, oscillait de droite à gauche, puis de gauche à droite, et commençait à tourner sur l’écueil comme sur un pivot.

On pouvait pressentir le moment où une lame l’arracherait et la roulerait à vau-l’eau.

Il y avait moins d’obscurité qu’au moment du naufrage. Quoique l’heure fût plus avancée, on voyait plus clair. Le