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Page:Hugo - Les Travailleurs de la mer Tome I (1891).djvu/396

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LES TRAVAILLEURS DE LA MER

poir ne sont pas les mêmes milieux respirables ; désespéré, on assiste à la vie des autres de très loin, on ignore presque leur présence ; on perd le sentiment de sa propre existence ; on a beau être en chair et en os, on ne se sent plus réel ; on n’est plus pour soi-même qu’un songe.

Mess Lethierry avait le regard de cette situation-là. Les groupes chuchotaient. On échangeait ce qu’on savait. Voici quelles étaient les nouvelles :

la Durande s’était perdue la veille sur le rocher Douvres, par le brouillard, une heure environ avant le coucher du soleil. À l’exception du capitaine qui n’avait pas voulu quitter son navire, les gens s’étaient sauvés dans la chaloupe. Une bourrasque de sud-ouest, survenue après le brouillard, avait failli les faire naufrager une seconde fois, et les avait poussés au large au delà de Guernesey. Dans la nuit ils avaient eu ce bon hasard de rencontrer le Cashmere, qui les avait recueillis et amenés à Saint-Pierre-Port. Tout était de la faute du timonier Tangrouille, qui était en prison. Clubin avait été magnanime.

Les pilotes, qui abondaient dans les groupes, prononçaient ce mot, l’écueil Douvres, d’une façon particulière. — Mauvaise auberge, disait l’un d’eux.

On remarquait sur la table une boussole et une liasse de registres et de carnets ; c’étaient sans doute la boussole de la Durande et les papiers de bord remis par Clubin à Imbrancam et à Tangrouille au moment du départ de la chaloupe ; magnifique abnégation de cet homme sauvant jusqu’à des paperasses à l’instant où il se laisse mourir ; petit détail plein de grandeur ; oubli sublime de soi-même.