Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/190

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En effet, nous aurions contre nous l’Angleterre, les trois puissances du Nord, toute l’Europe, l’univers ! et pas de flotte ! pas d’armée ! Quatre-vingt mille hommes en Algérie. Le blocus devant Alger, la colonie coupée, la famine dans les camps, dans les villes, dans les ports ; les bédouins d’un côté, les anglais de l’autre, Abd-el-Kader ici, l’amiral Napier là ; pas de pain ; pas de courage qui tienne contre la faim ; il faudrait se rendre, et voilà nos quatre-vingt mille hommes sur les pontons de l’Angleterre ! —

J’écoutais cette douleur vraie ou feinte avec quelque surprise, et je me disais que le roi Louis-Philippe avait traité la France comme on traite les enfants tapageurs à qui on ôte les couteaux.

Faire ce tour à un enfant, passe ; mais à un peuple !

Le marquis d’Harcourt, secrétaire du bureau, était plus rassurant, par d’autres raisons. Il ne croyait pas à une rupture. Il arrivait de Londres. La reine y était venue de Windsor. Elle n’avait pas, contre son habitude, invité M. de Sainte-Aulaire, notre ambassadeur, à l’y venir trouver. Mais à son arrivée à Londres, elle l’avait fait demander ; M. de Sainte-Aulaire était accouru à Saint-James, et la reine lui avait fort gracieusement et du même ton que toujours parlé du roi, demandant des nouvelles de la reine et des princes. Puis, elle l’avait invité à dîner.

Je songeais qu’il vaudrait mieux être rassuré par cinquante vaisseaux de ligne à flot et par six cent mille baïonnettes sur pied que par une invitation à dîner de Sa Majesté la reine d’Angleterre.




V


Au sortir de la séance du 21 janvier 1847 où la Chambre des pairs parla de Cracovie[1] et se tut sur la frontière du Rhin, je descendais le grand escalier de la Chambre en causant avec M. de Chastellux. M. Decazes m’arrêta au passage. — Eh bien, qu’avez-vous fait pendant la séance ? — J’ai écrit à Mme Dorval (je tenais la lettre à la main). — Quel beau dédain ! Pourquoi n’avez-vous pas parlé ? — À cause du vieux proverbe :

Tout avis solitaire
Doit rêver et se taire.

  1. Cracovie adjugée à l’Autriche en 1846 du consentement de la Prusse et de la Russie. C’était une violation des traités de Vienne de 1815 ; le Gouvernement français ne protesta pas. (Note de l’éditeur.)