Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/282

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vu il y a quatre-vingts ans, en place de Grève, le jour de l’exécution de Damiens, nous l’avons vu hier, jour de l’exécution du président Teste en cour des pairs. Nous avons vu tenailler et écarteler une personne morale. D’heure en heure, d’instant en instant, on lui arrachait quelque chose à midi, sa considération de magistrat ; à une heure, sa renommée de ministre intègre ; à deux heures, sa conscience d’honnête homme ; une demi-heure plus tard, le respect des autres ; un quart d’heure après, le respect de lui-même. À la fin, ce n’était plus qu’un cadavre. Cela a duré six heures.

Quant à moi, je le disais au duc d’Estissac et au premier président Legagneur, je doute que je puisse jamais avoir la force, même Teste convaincu et coupable, d’ajouter une peine quelconque à ce châtiment inouï, à cet effroyable supplice infligé par la providence.


6e journée. — 13 juillet.

Comme j’arrivais au vestiaire, M. le vicomte Lemercier, qui y était aussi, m’a dit :

— Savez-vous la nouvelle ?

— Non.

— Teste a voulu se tuer ; il s’est manqué.

En effet, le fait est vrai. M. Teste s’est tiré hier à neuf heures du soir deux coups de pistolet, l’un dans la bouche, l’amorce a raté ; l’autre sur le cœur, la balle a fait coup de poing, le coup étant tiré de trop près. Teste a tiré les deux coups à la fois, des deux mains ; c’est ce qui a fait avorter le suicide.

Le chancelier a fait donner lecture, en chambre du conseil, des pièces qui constatent l’événement ; elles ont été relues ensuite en séance publique. Les pistolets ont été déposés sur le bureau de la cour. Ce sont deux très petits pistolets, tout neufs, à crosse d’ivoire.

Teste, n’ayant pu parvenir à se tuer, refuse de paraître désormais devant la cour. Il a écrit au chancelier une lettre où il dit qu’il renonce à sa défense, les pièces produites hier ne laissant plus de place à la contradiction. Ceci est triste. C’est un avocat qui parle, ce n’est pas un homme. Un homme eût dit : Je suis coupable.

Quand nous sommes entrés en séance, M. Dupin l’aîné, qui était assis derrière moi au banc des députés, m’a dit :

— Devinez quel est le livre que Teste a fait demander pour se désennuyer ?

— Je ne sais.

Monte-Cristo ! « Pas les quatre premiers volumes, a-t-il dit, je les ai