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[MORT DE CHATEAUBRIAND.]


4 juillet 1848.

M. de Chateaubriand est mort le 4 juillet 1848 à huit heures du matin. Il était depuis cinq ou six mois atteint d’une paralysie qui avait presque éteint le cerveau et, depuis cinq jours, d’une fluxion de poitrine qui éteignit brusquement la vie.

La nouvelle parvint par M. Ampère à l’Académie, qui décida qu’elle ne tiendrait pas de séance.

Je quittai l’Assemblée nationale où l’on nommait un questeur en remplacement du général Négrier tué dans les journées de Juin, et j’allai chez M. de Chateaubriand, rue du Bac, 110.

On m’introduisit près du gendre de son neveu, M. de Preuille. J’entrai dans la chambre de M. de Chateaubriand.

M. de Chateaubriand était couché sur son lit, petit lit en fer à rideaux blancs avec une couronne de fer d’assez mauvais goût. La face était découverte ; le front, le nez, les yeux fermés apparaissaient avec cette expression de noblesse qu’il avait pendant la vie et à laquelle se mêlait la grave majesté de la mort. La bouche et le menton étaient cachés par un mouchoir de batiste. Il était coiffé d’un bonnet de coton blanc qui laissait voir les cheveux gris sur les tempes ; une cravate blanche lui montait jusqu’aux oreilles. Son visage basané semblait plus sévère au milieu de toute cette blancheur. Sous le drap on distinguait sa poitrine affaissée et étroite et ses jambes amaigries.

Les volets des fenêtres donnant sur un jardin étaient fermés. Un peu de jour venait par la porte du salon entr’ouverte. La chambre et le visage du mort étaient éclairés par quatre cierges qui brûlaient aux coins d’une table placée près du lit. Sur cette table un crucifix en argent et un vase plein d’eau bénite avec un goupillon. Un prêtre priait à côté. Derrière le prêtre, un haut paravent de couleur brune cachait la cheminée dont on voyait la glace et laissait voir à demi quelques gravures d’églises et de cathédrales.

Aux pieds de M. de Chateaubriand, dans l’angle que faisait le lit avec le mur de la chambre, il y avait deux caisses de bois blanc posées l’une sur l’autre. La plus grande contenait le manuscrit complet de ses Mémoires, divisé en quarante-huit cahiers. Sur les derniers temps, il y avait un tel désordre autour de lui qu’un de ces cahiers avait été retrouvé le matin même par M. de Preuille dans un petit coin sale et noir où l’on nettoyait les lampes.