Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/416

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cavalerie sur la place de la Concorde. L’aspect de l’Assemblée devenait sinistre.

Cavaignac, fatigué, prit le parti d’être hautain. Il s’adressa à la Montagne et la défia, déclarant aux montagnards, aux acclamations de la majorité et des réactionnaires, qu’il préférerait toujours leurs injures à leurs éloges. Ceci parut violent et était habile ; Cavaignac y perdit la rue Taitbout, qui représentait les socialistes, et y gagna la rue de Poitiers, qui représentait les conservateurs.

Il s’arrêta après cette apostrophe et resta quelques instants immobile, passant la main sur son front. L’Assemblée lui cria : Assez ! assez !

Il se tourna vers Ledru-Rollin et lui jeta cette parole : — Vous avez dit que vous vous retiriez de moi. C’est moi qui me retire de vous. Vous avez dit : pour longtemps. Je vous dis : pour jamais !

C’était fini. L’Assemblée voulait clore le débat.

Lagrange parut à la tribune et gesticula au milieu des huées. Lagrange était une espèce de déclamateur à la fois populaire et chevaleresque qui exprimait des sentiments vrais avec une voix fausse. — Représentants, dit-il, tout cela vous amuse, eh bien ! ceci ne m’amuse pas ! — L’Assemblée éclata de rire et l’éclat de rire dura tout le reste du discours. Il appela M. Landrin M. Flandrin, et la gaieté devint folle.

J’étais de ceux auxquels cette gaieté serrait le cœur, car il me semblait entendre les sanglots du peuple à travers ces éclats de rire.

Pendant tout ce vacarme, on faisait circuler de banc en banc une liste qui se couvrait de signatures et qui portait un ordre du jour motivé proposé par M. Dupont de l’Eure.

Dupont de l’Eure lui-même, courbé, chancelant, vint lire, avec l’autorité de ses quatre-vingts ans, son ordre du jour à la tribune au milieu d’un profond silence interrompu par les acclamations.

503 voix contre 34 accueillirent cet ordre du jour, qui renouvelait purement et simplement la déclaration du 28 juin : Le général Cavaignac a bien mérité de la patrie.


Je fus des trente-quatre. Pendant qu’on dépouillait le scrutin, Napoléon Bonaparte, fils de Jérôme, s’approcha de moi et me dit :

— Vous vous êtes abstenu ?

Je répondis :

— De parler, oui. De voter, non.

— Ah ! reprit-il. Nous nous sommes abstenus de voter. La rue de Poitiers aussi s’est abstenue.