Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/147

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Disons pourtant que, sur dix millions de votants, il paraît que deux millions cinq cent mille auraient encore mieux aimé Croquemitaine.

Après tout, M. Bonaparte n’a eu que sept millions cinq cent mille voix.

Donc, et de cette façon, librement, comme on voit, sciemment, comme on voit, ce que M. Bonaparte a la bonté d’appeler le suffrage universel a voté. Voté quoi ?

La dictature, l’autocratie, la servitude, la République despotat, la France pachalik, les chaînes sur toutes les mains, le scellé sur toutes les bouches, le silence, l’abaissement, la peur, l’espion âme de tout ! On a donné à un homme – à vous ! – l’omnipotence et l’omniscience ! On a fait de cet homme le constituant suprême, le législateur unique, l’alpha du droit, l’oméga du pouvoir ! On a décrété qu’il est Minos, qu’il est Numa, qu’il est Solon, qu’il est Lycurgue ! On a incarné en lui le peuple, la nation, l’État, la loi ! et pour dix ans ! Quoi ! voter, moi citoyen, non seulement mon dessaisissement, ma déchéance et mon abdication, mais l’abdication pour dix années des générations nouvelles du suffrage universel sur lesquelles je n’ai aucun droit, sur lesquelles, vous usurpateur, vous me forcez d’usurper, ce qui, du reste, soit dit en passant, suffirait pour frapper de nullité ce scrutin monstrueux si toutes les nullités n’y étaient pas déjà amoncelées, entassées et amalgamées ! Quoi ! c’est cela que vous me faites faire ! Vous me faites voter que tout est fini, qu’il n’y a plus rien, que le peuple est un nègre ! Quoi ! vous me dites : Attendu que tu es souverain, tu vas te donner un maître ; attendu que tu es la France, tu vas devenir Haïti ! Quelle abominable dérision !

Voilà ce vote du 20 décembre, cette sanction, comme dit M. de Morny, cette absolution, comme dit M. Bonaparte.

Vraiment, dans peu de temps d’ici, dans un an, dans un mois, dans une semaine peut-être, quand tout ce que nous voyons en ce moment se sera évanoui, on aura quelque honte d’avoir fait, ne fût-ce qu’une minute, à cet infâme semblant de vote qu’on appelle le scrutin des sept millions cinq cent mille voix, l’honneur de le discuter. C’est là pourtant la base unique, l’unique point d’appui, l’unique rempart de ce pouvoir prodigieux de M. Bonaparte. Ce vote est l’excuse des lâches ; ce vote est le bouclier des consciences déshonorées. Généraux, magistrats, évêques, toutes les forfaitures, toutes les prévarications, toutes les complicités, réfugient derrière ce vote leur ignominie. La France a parlé, disent-ils ; vox populi, vox Dei, le suffrage universel a voté ; tout est couvert par un scrutin. — Ça un vote ! ça un scrutin ! on crache dessus, et l’on passe. Troisièmement. Que le chiffre soit sincère.

J’admire ce chiffre : 7,500,000. Il a dû faire bon effet, à travers le