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v
OBSCURITÉ DU CRIME.

Versigny venait de me quitter.

Pendant que je m’habillais en hâte, survint un homme en qui j’avais toute confiance. C’était un pauvre brave ouvrier ébéniste sans ouvrage, nommé Girard, à qui j’avais donné asile dans une chambre de ma maison, sculpteur sur bois et point illettré. Il venait de la rue. Il était tremblant.

— Eh bien, lui demandai-je, que dit le peuple ?

Girard me répondit :

— Cela est trouble. La chose est faite de telle sorte qu’on ne la comprend pas. Les ouvriers lisent les affiches, ne soufflent mot, et vont à leur travail. Il y en a un sur cent qui parle. C’est pour dire : Bon ! Voici comment cela se présente à eux : La loi du 31 mai est abolie. — C’est bon. — Le suffrage universel est rétabli. — C’est bien. — La majorité réactionnaire est chassée. — À merveille. — Thiers est arrêté. — Parfait. — Changarnier est empoigné. — Bravo ! — Autour de chaque affiche il y a des claqueurs. Ratapoil explique son coup d’État à Jacques Bonhomme. Jacques Bonhomme se laisse prendre. Bref, c’est ma conviction, le peuple adhère.

— Soit ! dis-je.

— Mais, me demanda Girard, que ferez-vous, monsieur Victor Hugo ?

Je tirai mon écharpe d’une armoire et je la lui montrai.

Il comprit.

Nous nous serrâmes la main.

Comme il s’en allait, Carini entra.

Le colonel Carini est un homme intrépide. Il a commandé la cavalerie sous Mieroslawsky dans l’insurrection de Sicile. Il a raconté dans quelques pages émues et enthousiastes cette généreuse insurrection. Carini est un de ces italiens qui aiment la France comme nous français nous aimons l’Italie. Tout homme de cœur en ce siècle a deux patries, la Rome d’autrefois et le Paris d’aujourd’hui.

— Dieu merci, me dit Carini, vous êtes encore libre.

Et il ajouta :

— Le coup est fait d’une manière formidable. L’Assemblée est investie. J’en viens. La place de la Révolution, les quais, les Tuileries, les boulevards sont encombrés de troupes. Les soldats ont le sac au dos. Les batteries sont attelées. Si l’on se bat, ce sera terrible.