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ii
DE LA BASTILLE À LA RUE COTTE.


La place de la Bastille était tout à la fois déserte et remplie. Trois régiments en bataille ; pas un passant.

Quatre batteries attelées étaient rangées au pied de la colonne. Çà et là quelques groupes d’officiers parlaient à voix basse, sinistres.

Un de ces groupes, le principal, fixa mon attention. Celui-là était silencieux, on n’y causait pas. C’étaient plusieurs hommes à cheval ; l’un, en avant des autres, en habit de général avec le chapeau bordé à plumes noires ; derrière cet homme, deux colonels, et, derrière les colonels, une cavalcade d’aides de camp et d’officiers d’état-major. Ce peloton chamarré se tenait immobile et comme en arrêt entre la colonne et l’entrée du faubourg. A quelque distance de ce groupe se développaient, couvrant toute la place, les régiments en bataille et les canons en batterie.

Mon cocher s’arrêta encore.

— Continuez, lui dis-je, entrez dans le faubourg.

— Mais, monsieur, on va nous empêcher.

— Nous verrons.

La vérité, c’est qu’on ne nous empêcha point.

Le cocher se remit en route, mais hésitant et marchant au pas. L’apparition d’un fiacre dans la place avait causé quelque surprise, et les habitants commençaient à sortir des maisons. Plusieurs s’approchaient de ma voiture.

Nous passâmes devant le groupe d’hommes à grosses épaulettes. Ces hommes, tactique comprise plus tard, n’avaient pas même l’air de nous voir.

L’émotion que j’avais eue la veille devant le régiment de cuirassiers me reprit. Voir en face de moi, à quelques pas, debout, dans l’insolence d’un triomphe tranquille, les assassins de la patrie, cela était au-dessus de mes forces ; je ne pus me contenir. Je m’arrachai mon écharpe, je la pris à poignée, et passant mon bras et ma tête par la vitre du fiacre baissée, et agitant l’écharpe, je criai :

— Soldats, regardez cette écharpe, c’est le symbole de la loi, c’est l’Assemblée nationale visible. Où est cette écharpe est le droit. Eh bien, voici ce que le droit vous ordonne. On vous trompe, rentrez dans le devoir. C’est un représentant du peuple qui vous parle, et qui représente le peuple représente l’armée. Soldats, avant d’être des soldats, vous avez été des paysans, vous avez été des ouvriers, vous avez été et vous êtes des citoyens.