Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Histoire, tome I.djvu/99

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ix.

« Délivrons-nous tout de suite de ces affreux détails.

«Le lendemain 5, au cimetière Montmartre, on vit une chose épouvantable.

« Un vaste espace, resté vague jusqu’à ce jour, fut utilisé pour l’inhumation provisoire de quelques-uns des massacrés. Ils étaient ensevelis la tête hors de terre, afin que leurs familles pussent les reconnaître. La plupart, les pieds dehors, avec un peu de terre sur la poitrine. La foule allait là, le flot des curieux vous poussait, on errait au milieu des sépultures, et par instants on sentait la terre plier sous soi ; on marchait sur le ventre d’un cadavre. On se retournait, on voyait sortir de terre des bottes, des sabots ou des brodequins de femme ; de l’autre côté était la tête que votre pression sur le corps faisait remuer.

« Un témoin illustre, le grand statuaire David, aujourd’hui proscrit et errant hors de France, dit : « J’ai vu au cimetière Montmartre une quarantaine de cadavres encore vêtus de leurs habits ; on les avait placés à côté l’un de l’autre ; quelques pelletées de terre les cachaient jusqu’à la tête, qu’on avait laissée découverte, afin que les parents les reconnussent. Il y avait si peu de terre qu’on voyait les pieds encore à découvert, et le public marchait sur ces corps, ce qui était horrible. Il y avait là de nobles têtes de jeunes hommes tout empreintes de courage ; au milieu était une pauvre femme, la domestique d’un boulanger, qui avait été tuée en portant le pain aux pratiques de son maître, et à côté une belle jeune fille, marchande de fleurs sur le boulevard. Ceux qui cherchaient des personnes disparues étaient obligés de fouler aux pieds les corps afin de pouvoir regarder de près les têtes. J’ai entendu un homme du peuple dire avec une expression d’horreur : On marche comme sur un tremplin. »

« La foule continua de se porter aux divers lieux où des victimes avaient été déposées, notamment cité Bergère ; si bien que ce même jour, 5, comme la multitude croissait et devenait importune, et qu’il fallait éloigner les curieux, on put lire sur un grand écriteau à l’entrée de la cité Bergère ces mots en lettres majuscules : Ici il n’y a plus de cadavres.

« Les trois cadavres nus de la rue Grange-Batelière ne furent enlevés que le 5 au soir.

« On le voit et nous y insistons, dans le premier moment et pour le profit qu’il en voulait faire, le coup d’État ne chercha pas le moins du monde à cacher son crime ; la pudeur ne lui vint que plus tard ; le premier jour,