Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Roman, tome VIII.djvu/541

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
523
BARKILPHEDRO A VISÉ L’AIGLE…

vais. Mourir, c’est bien bon. Ce n’est pas difficile du tout. Père, ce qui s’éteint ici se rallume ailleurs. Vivre sur cette terre où nous sommes, c’est un serrement de cœur. Il ne se peut pas qu’on soit toujours malheureux. Alors on s’en va dans ce que vous appelez les étoiles, on se marie là, on ne se quitte plus jamais, on s’aime, on s’aime, on s’aime, et c’est cela qui est le bon Dieu.

— Là, ne te fâche pas, dit Ursus.

La voix continua.

— Par exemple, eh bien, l’an passé, au printemps de l’an passé, on était ensemble, on était heureux, il y a à présent bien de la différence. Je ne me souviens plus dans quelle petite ville nous étions, il y avait des arbres, j’entendais chanter des fauvettes. Nous sommes venus à Londres. Cela a changé. Ce n’est pas un reproche que je fais. On vient dans un pays, on ne peut pas savoir. Père, vous rappelez-vous ? un soir il y a eu dans la grande loge une femme, vous avez dit : c’est une duchesse ! j’ai été triste. Je crois qu’il aurait mieux valu rester dans les petites villes. Après cela, Gwynplaine a bien fait. Maintenant c’est mon tour. Puisque c’est vous-même qui m’avez raconté que j’étais toute petite, que ma mère était morte, que j’étais par terre dans la nuit avec de la neige qui tombait sur moi, et que lui, qui était petit aussi, et tout seul aussi, il m’avait ramassée, et que c’était comme cela que j’étais en vie, vous ne pouvez pas vous étonner que j’aie aujourd’hui absolument besoin de partir, et que je veuille aller voir dans la tombe si Gwynplaine y est. Parce que la seule chose qui existe dans la vie, c’est le cœur, et, après la vie, c’est l’âme. Vous vous rendez bien compte de ce que je dis, n’est-ce pas, père ? Qu’est-ce qui remue donc ? il me semble que nous sommes dans une maison qui remue. Pourtant je n’entends pas le bruit des roues.

Après une interruption, la voix ajouta :

— Je ne distingue pas beaucoup entre hier et aujourd’hui. Je ne me plains pas. J’ignore ce qui s’est passé, mais il doit y avoir eu des choses.

Ces paroles étaient dites avec une profonde douceur inconsolable, et un soupir, que Gwynplaine entendit, s’acheva ainsi :

— Il faut que je m’en aille, à moins qu’il ne revienne.

Ursus, sombre, grommela à demi-voix :

— Je ne crois pas aux revenants.

Il reprit :

— C’est une barque. Tu demandes pourquoi la maison remue, c’est que nous sommes dans une barque. Calme-toi. Il ne faut pas trop parler. Ma fille, si tu as un peu d’amitié pour moi, ne t’agite pas, ne te donne pas de fièvre. Vieux comme je suis, je ne pourrais pas supporter une maladie que tu aurais. Épargne-moi, ne sois pas malade.