Page:Hugo Rhin Hetzel tome 1.djvu/203

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conquérant au profil quelque peu rococo, cette espèce de Napoléon Louis XIV, vrai héros, vrai penseur et vrai prince d’ailleurs, qu’on appelle Frédéric II.

À Bacharach, un passant est un phénomène. On n’est pas seulement étranger, on est étrange. Le voyageur est regardé et suivi avec des yeux effarés. Cela tient à ce que, hors quelques pauvres peintres cheminant à pied, le sac sur le dos, personne ne daigne visiter l’antique capitale répudiée des comtes palatins, affreux trou dont s’écartent les dampschiffs et que tous les répertoires du Rhin qualifient de ville triste.

Cependant je dois avouer encore qu’il y avait dans un cabinet voisin de ma chambre une lithographie représentant l’Europe, c’est-à-dire deux belles dames décolletées et un beau monsieur à moustaches chantant autour d’un piano, accompagnés de ce quatrain folâtre peu digne de Bacharach :


L’EUROPE.
L’Europe enchanteresse, où la France en jouant
Dicte partout les lois de sa mode éphémère.
Les plaisirs, les beaux-arts et le sexe charmant
Sont les cultes chéris de cette heureuse terre.


La marchande de modes avec ses rubans roses, cette lithographie et ce quatrain empire, c’est l’aube du dix-neuvième siècle qui commence à poindre à Bacharach.

J’avais sous ma croisée tout un petit monde heureux et charmant. C’était une sorte d’arrière-cour attenante à l’église romane, d’où l’on peut monter par une roide escalier en lave jusqu’aux ruines de l’église gothique. Là jouaient tout le jour, avec les hautes herbes jusqu’au menton, trois petits garçons et deux petites filles qui battaient volontiers les trois petits garçons. Ils pouvaient bien avoir à eux cinq une quinzaine d’années. Le gazon, légèrement ondulé par endroits, était tellement épais, qu’on ne voyait pas la terre. Sur ce gazon se dressaient joyeusement deux tonnelles vertes chargées de magnifiques raisins. Au milieu des pampres, deux mannequins-épouvantails, costumés en