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Page:Hugo Rhin Hetzel tome 2.djvu/149

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arrière-cours pour éviter l’haleine des chrétiens. Il y a douze ans, cette rue des Juifs, rebâtie et un peu élargie en 1662, avait encore à ses deux extrémités des portes de fer, garnies de barres et d’armatures extérieurement et intérieurement. La nuit venue, les juifs rentraient et les deux portes se fermaient. On les verrouillait en dehors comme des pestiférés, et ils se barricadaient en dedans comme des assiégés.

La rue des Juifs n’est pas une rue, c’est une ville dans la ville.

En sortant de la rue des Juifs, j’ai trouvé la vieille cité. Je venais de faire mon entrée dans Francfort.

Francfort est la ville des cariatides. Je n’ai vu nulle part autant de colosses portefaix qu’à Francfort. Il est impossible de faire travailler, geindre et hurler le marbre, la pierre, le bronze et le bois avec une invention plus riche et une cruauté plus variée. De quelque côté qu’on se tourne, ce sont de pauvres figures de toutes les époques, de tous les styles, de tous les sexes, de tous les âges, de toutes les fantasmagories, qui se tordent et gémissent misérablement sous des poids énormes. Satyres cornus, nymphes à gorges flamandes, nains, géants, sphinx, dragons, anges, diables, tout un infortuné peuple d’êtres surnaturels, pris par quelque magicien qui péchait effrontément dans toutes les mythologies à la fois, et enfermé par lui dans des enveloppes pétrifiées, est là enchaîné sous les entablements, les impostes et les architraves, et scellé jusqu’à mi-corps dans les murailles. Les uns portent des balcons ; les autres, des tourelles ; les plus accablés, des maisons. D’autres exhaussent sur leurs épaules quelque insolent nègre de bronze vêtu d’une robe d’étain doré, ou un immense empereur romain de pierre dans toute la pompe du costume de Louis XIV, avec sa grande perruque, son ample manteau, son fauteuil, son estrade, sa crédence où est sa couronne, son dais à pentes découpées et à vastes draperies ; colossale machine qui figure une gravure d’Audran complètement reproduite en ronde-bosse dans un monolithe de vingt pieds de haut. Ces prodigieux monuments sont des enseignes d’auberges. Sous ces fardeaux titaniques les cariatides fléchissent dans toutes les