Page:Hugo Rhin Hetzel tome 2.djvu/171

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et viennent les matelots, tout un village vit et flotte sur ce prodigieux plancher de sapin.

Eh bien, ces gigantesques radeaux sont aux anciennes grandes flottaisons du Rhin ce qu’une chaloupe est à un vaisseau à trois ponts. Le train d’autrefois, composé comme aujourd’hui de sapins destinés à la mâture, de chênes, de madriers et de menu bois, assemblé à ses extrémités par des chevrons nommés bundsparren, renoué à ses jointures avec des harts d’osier et des crampons de fer, portait quinze ou dix-huit maisons, dix ou douze nacelles chargées d’ancres, de sondes et de cordages, mille rameurs, avait huit pieds de profondeur dans l’eau, soixante-dix pieds de large et environ neuf cents pieds de long, c’est-à-dire la longueur de dix maîtres sapins de la Murg, attachés bout à bout. Autour du train central et amarrés à son bord au moyen d’un tronc d’arbre qui servait à la fois de pont et de câble, flottaient, soit pour lui donner la direction, soit pour amoindrir les périls de l’échouement, dix ou douze petits trains d’environ quatre-vingts pieds de long, nommés les uns kniee, les autres anhaenge. Il y avait dans le grand radeau une rue qui aboutissait d’un côté à une vaste tente, de l’autre à la maison du patron, espèce de palais de bois. La cuisine fumait sans cesse. Une grosse chaudière de cuivre y bouillait jour et nuit. Soir et matin le pilote criait le mot d’ordre, et élevait au-dessus du train un panier suspendu à une perche ; c’était le signal du repas, et les mille travailleurs accouraient avec leurs écuelles de bois. Ces trains consommaient en un voyage huit foudres de vin, six cents muids de bière, quarante sacs de légumes secs, douze mille livres de fromage, quinze cents livres de beurre, dix mille livres de viande fumée, vingt mille livres de viande fraîche et cinquante mille livres de pain. Ils emmenaient un troupeau et des bouchers. Chacun de ces trains représentait sept ou huit cent mille florins, c’est-à-dire environ deux millions de France.

On se figure difficilement cette grande île de bois cheminant de Namedy à Dordrecht, et traînant tortueusement son archipel d’îlots à travers les coudes, les entonnoirs, les chutes, les tourbillons et les serpentines du Rhin. Les naufrages étaient fréquents. Aussi disait-on proverbialement