protester contre une grande charrette. Il a en lui et il porte sur sa physionomie, devenue impassible à force d’humiliations subies et de mécomptes soufferts, ce sentiment de force et de grandeur que donne au faible et au petit la résignation mêlée à la persévérance. À côté du superbe, bouffi et triomphant aubergiste du bord de l’eau, lequel ne daigne même pas s’apercevoir qu’il existe, il a, lui, l’opprimé obstiné, patient et tenace, cette attitude sérieuse et inexprimable de l’eunuque devant le pacha, du pêcheur à la ligne en présence du pêcheur à l’épervier.
Cependant nous traversions des plaines, des prairies, des luzernes, nous avions franchi, à l’aide de je ne sais quel informe assemblage de vieilles poutres et de vieux pilotis ornés d’un chancelant tablier de planches à claire-voie, le petit bras du Rhin, sur lequel on voyait encore, il y a deux siècles, le beau pont de bois couvert aboutissant à la grande et fière tour carrée et ornée de tourelles à cul-de-lampe, bâtie par Maximilien. La lune avait emporté toutes les brumes, qui s’en allaient au zénith en blanches nuées ; le fond du paysage s’était nettoyé, et le magnifique profil de la cathédrale de Worms, avec ses tours et ses clochers, ses pignons, ses nefs, et ses contre-nefs, apparaissait à l’horizon, immense masse d’ombre qui se détachait lugubrement sur le ciel plein de constellations et qui semblait un grand vaisseau de la nuit à l’ancre au milieu des étoiles.
Le petit bras du Rhin passé, il nous restait à traverser le grand bras. Nous prîmes à gauche, et j’en conclus que le beau pont de pierre qui aboutissait à la porte-forteresse près Frauenbruder n’existait plus. Après quelques minutes de marche dans de charmantes verdures, nous arrivâmes à un vieux pont délabré, probablement construit sur l’emplacement de l’ancien pont de bois de la porte Saint-Mang. Ce pont franchi, j’entrevis dans son développement cette superbe muraille de Worms, laquelle dressait dix-huit tours carrées sur le seul côté de l’enceinte qui regardait le Rhin. Hélas ! Qu’en restait-il ? Quelques pans de murs décrépits et percés de fenêtres, quelques vieux tronçons de tours affaissés sous le lierre ou transformés en logis bourgeois, avec croisées à rideaux blancs, contrevents verts et tonnelles à treilles, au lieu de créneaux