Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/22

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songeait même pas à accepter. Pourquoi irait-elle dans le monde ? Elle n’en avait ni le désir, ni le besoin. Pour faire de la psychologie mondaine ? Cela ne l’intéressait guère. Et puis à quoi bon nouer des relations qui devaient si peu servir. Dans quelques mois, elle s’en irait, et personne n’entendrait plus parler d’elle. Elle avait peur de tout, depuis quelque temps, peur d’elle surtout, du rêve qui l’emportait, comme du rêve qui la quittait. Elle ne savait plus bien ce qu’elle dirait la pauvre petite Anne, désemparée, craintive devant l’avenir qui s’ouvrirait demain… Demain, ce serait Jean médecin, lui demandant de tenir sa promesse. Alors, elle s’en irait. Elle dirait adieu à son petit bureau clair et joyeux : elle n’entendrait plus le sourd grondement des machines qui faisaient vibrer tout le lourd édifice de leur force agissante : elle n’assisterait plus aux discussions des camarades, n’entendrait plus leurs confidences fraternelles… Elle avait pourtant trouvé cette vie agitée et utile bien agréable, et il lui faudrait s’en aller, briser sa plume, éteindre son talent, et oublier même cette page brillante de sa vie, afin de ne pas trop pleurer dans sa solitude. Le pourrait-elle jamais ? Anne songeait, ce matin-là, combien il est difficile d’être sincère avec soi-même.

Le travail la sollicitait, elle s’arracha à ses pensées tristes, et sitôt qu’elle eût touché sa plume, rien ne subsista plus pour elle que l’article à écrire. Elle connaissait cette joie superbe de s’anéantir dans la tâche, de se confondre avec les personnages qu’elle imaginait, et de si étroite façon qu’elle vivait vraiment les pages qu’elle écrivait, toute à la joie de créer des êtres heureux, elle qui ne savait même plus où était le bonheur. Ce matin-là, elle préparait une nouvelle pascale, et il avait beau neiger au dehors, Anne l’oubliait dans l’allégresse de parler du printemps qui ressusciterait… Le printemps, que lui apporterait-il ? Elle s’arrêta d’écrire, pour penser à Jean dont ce serait bientôt l’examen final. Encore quelques semaines, et il serait peut-être médecin. Peut-être ? Anne s’attarda à ce mot, puis soudain, rougit comme si sa pensée lui faisait honte… Pourtant, si Jean bloquait l’épreuve suprême ? Mais comment ce fier garçon, travailleur et consciencieux, irait-il stupidement échouer dans un examen. Cela se voyait, il est vrai, pour les plus vaillants et les plus studieux… Et c’est curieux, mais voilà maintenant que l’idée d’un insuccès hante l’esprit d’Anne, et lui fait presque plaisir. Elle a honte de ce sentiment qui la gagne, et l’obsède. « Après tout, songea-t-elle, je vivrai un peu plus longtemps la vie que j’aime, et je serai toujours assez jeune pour m’enterrer à Claire-Ruisseau. Jean y gagnera à devenir plus sérieux, et moins intransigeant, sans doute. L’épreuve le trempera, et lui donnera peut-être un peu de cette indulgence que j’aimerais tant chez lui, et qui lui garantirait un avenir plus serein et plus clair… » Mais soudain, la sincérité de la jeune fille s’alarma. N’était-elle pas à se mentir à elle-même ? Cet obscur désir qui montait en elle, d’un échec dans la carrière de son fiancé, n’était-ce pas le reniement de tout son passé, le détachement de son amour, la trahison à sa promesse. Pourrait-elle plus tard, renoncer à cette existence qu’il lui plaisait de vivre dans un milieu pensant et agissant, pour retourner vers le village qu’elle n’aimait plus, et dont tout la détachait. Saurait-elle se plier aux mesquins intérêts de son voisinage, s’intéresser aux menus faits de la vie rurale, reprendre contact avec son terroir, et trouver aux plaisirs de jadis les mêmes joies et les mêmes émotions ? Anne eut un frisson d’angoisse.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! fit-elle, prête à pleurer sur son pauvre Jean.


(À suivre)