Page:Huguenin (Madeleine) - Anne Mérival, La Revue Moderne Oct-Nov-Déc 1927.djvu/36

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délivrance, sans bien savoir de quel côté elle viendrait.

— Vous êtes le printemps même, Mademoiselle Mérival… Est-il permis de vous faire des compliments ?

Anne sursauta à la voix de Paul Rambert qui fixa son pas sur le sien, en disant simplement, pour la forme :

— Vous permettez ?

Elle lui répondit d’un sourire joyeux. Sans doute, se pensait-il assez vieux pour se permettre cette liberté ? Anne le regarda, plus qu’elle ne l’avait fait encore dans leurs courtes rencontres, et fut étonnée de le voir si jeune. Quel âge avait-il ? Anne le trouva vraiment séduisant, si aristocrate de ton et d’allure, et portant haut une tête belle par son expression d’extrême distinction. Elle le compara à Jean qui paraissait presque avoir son âge, et qui pourtant devait être beaucoup plus jeune, puis à Henri Daunois, qui n’était ni beau, ni élégant, ni même correct. Elle ne s’était jamais préoccupée, auparavant de ces détails qui lui semblaient plutôt puérils, mais dans ce matin où tout rayonnait et embaumait, ses instincts se raffinaient.

— Vous aimez toujours votre travail, lui demanda-t-il avec intérêt ?

— Si j’aime mon travail, répondit Anne avec feu, mais plus que tout ! Et s’il me fallait y renoncer…

Elle s’arrêta court. Lui, un peu étonné, la regarda. Il s’aperçut qu’elle avait pâli, et que son front s’inclinait sous une pensée trop lourde. Il pressentit tout de suite son anxiété.

— Mademoiselle Mérival, je ne sais ce qui vous obsède, et je n’ai nul droit de le savoir. Cependant, voulez-vous que je vous parle comme un vieil ami, car je suis presque vieux.

— Oh ! non, vous n’êtes pas vieux, fit Anne vivement.

— Je vous remercie, fit-il simplement, le cœur gonflé d’allégresse… Mais si jeune que vous me trouviez, je me trouve votre aîné de bien des ans, Mademoiselle Anne. J’ai commencé à vivre très jeune, j’ai beaucoup vu, et dans des milieux bien différents. Votre talent m’a tout de suite intéressé, j’étais content de votre vaillance d’âme, et j’avais déjà mesuré le succès qui répondrait à vos efforts. Je constate que vous progressez. Et je m’en réjouis, car si vous, vous m’êtes sympathique, parce que votre personnalité s’entoure de bonté et de douceur, j’aime aussi votre art de dire les choses les plus menues, de les envelopper de charme, de les ciseler dans un écrin fort simple mais d’une si exquise structure… Votre sensibilité est un don fort rare, presque unique, et qui vous servira toujours admirablement ; vous connaîtrez des moments pénibles, des incertitudes maladives, des meurtrissures brutales peut-être, mais vous resterez toujours, je le crois sincèrement, digne de votre talent et digne aussi de votre courage…

— Mais si, pourtant, il me fallait renoncer à tout cela et rentrer dans l’ombre ?

Il y avait de la pitié dans le regard dont il l’enveloppa. Elle comprit, et avec un sourire fatigué, elle murmura :

— Vous voyez que le printemps a ses heures tristes…

— Je vois. Mais il faut lutter et vaincre, petite fille. Pardon si je vous appelle ainsi Vous me semblez si frêle dans votre angoisse que j’ai eu ce terme involontaire… Oui, il faut vaincre ! Et cela parce que vous avez une mission. Ne protestez pas. Je sais que vous n’êtes pas féministe, vous l’avez écrit maintes fois, et d’ailleurs toute votre œuvre est empreinte de féminité et cela la rend encore plus expressive, plus fine, plus agréable surtout. Votre mission, c’est de rester fidèle à votre talent, de repousser toute tentation de désertion. Vous n’avez pas le droit d’abandonner votre carrière, de priver nos lettres, déjà si peu riches, de votre œuvre. Il faut suivre le sillon… et semer, semer, pour les moissons futures.