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Et baissant la voix, il raconta à Anne et à Henri Daunois que le patron gardait, dans son coffre-fort, une nécrologie préparée pour sa propre femme, un jour qu’elle était bien malade.

— Et comme elle n’est pas morte, il la conserve précieusement pour la passer au moment psychologique… Et si vous êtes là, Mademoiselle Mérival, vous n’aurez qu’à faire les retouches… Pour Madame Rambert, il nous faut quelque chose de senti, d’abord à cause de son mari, et puis à cause d’elle qui a une certaine réputation d’artiste. Vous me donnerez les feuillets avant le départ…

Henri Daunois regardait le visage ravagé de sa petite amie :

— Je comprends que cela vous bouleverse, car vous n’avez vu jusqu’ici que les beaux côtés de notre métier. Aujourd’hui, je puis vous éviter l’ennui d’écrire un article qui énerve votre sensibilité. Ne vous en inquiétez pas. Je vous donnerai tout à l’heure les feuillets que vous devrez remettre à Bouliane. Je vous demande un quart d’heure.

— Je vous remercie, mon ami, car je ne pourrais écrire dix lignes, tant je trouve cette façon de procéder odieuse.

Lorsque, plus tard, Henri Daunois apporta à Anne le travail fait pour elle, il comprit, à l’ombre qui voilait ses beaux yeux, qu’elle avait questionné son cœur, et que son cœur lui avait répondu :

— Jamais je n’oublierai combien vous avez été délicat et bon, le remercia-t-elle simplement, et je me demande ce que j’ai pu faire de bien dans ma vie pour mériter un camarade tel que vous… Je veux aussi vous réclamer un autre service… Si Madame Rambert mourait pendant que je ne suis pas là, voudrez-vous envoyer des fleurs en mon nom ?

— Certainement. J’enverrai aussi de ma part. Voulez-vous que je mette nos deux noms sur un seul envoi, comme cela se pratique souvent entre camarades ?

Anne eut une légère hésitation pour répondre :

— Je crois qu’il vaut mieux que non.

Et comme, dans un léger geste, elle posait sa main sur la sienne, pour lui demander pardon de le traiter en étranger alors qu’il venait d’agir en frère, il s’efforça de sourire pour pallier tout ce que son offre avait d’indiscret, et pour se punir de l’avoir formulée, lorsqu’il en savait d’avance le destin.


XI


Anne devançait d’un jour son arrivée afin d’être seule au moment où elle rentrerait dans sa maison. Sa maison ! Toute sa vie passée était enclose entre les quatre murs de ce modeste logis où son père et sa mère avaient vécu heureux. Elle ne voulait personne entre ses morts et la petite fille qui revenait après des mois d’absence. Elle avait besoin de leur parler et que personne n’entende ce qu’elle leur dirait, de retrouver les choses à la place où elle les avait laissées, et que rien ne fût touché de tous ces souvenirs auxquels elle désirait si fort se raccrocher. Il était cinq heures du matin lorsque le train fit halte à la station de Clair-Ruisseau. Personne ne la vit descendre.

Anne prit par le petit sentier qui coupait à travers champs, pour atteindre plus vite la maison qui l’attendait à l’ombre de l’église, cachée sous les érables et les saules. La rosée qui mouillait ses pieds, faisait monter de la terre des parfums plus intenses, qu’elle retrouvait avec une âpre volupté. Toute sa petite patrie lui remontait à la tête, et en humant l’air embaumé de ce matin de juillet, Anne espérait recouvrer l’âme sereine qu’elle y avait laissée, et qui lui serait peut-être rendue.

À suivre