Page:Hugues - Alexandre Corréard, de Serres, naufragé de la Méduse.djvu/16

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en se retrouvant dans les bras l’un de l’autre. Ils sentaient et exprimaient si vivement cette félicité dont ils devaient, hélas ! si peu jouir, que ce spectacle touchant aurait arraché des larmes au cœur le plus insensible ; mais, dans cet affreux moment où il fallait être continuellement sur ses gardes contre la violence des hommes et la fureur des flots, peu des spectateurs de cette scène conjugale eurent le loisir de s’en laisser attendrir.

Toutefois Corréard, entendant la femme se recommander encore, comme elle l’avait fait dans la mer, à Notre-Dame du Laus, en lui disant à chaque instant : « Bonne Notre-Dame du Laus, ne nous abandonnez point », se rappela qu’il existait dans le département des Hautes-Alpes un pèlerinage de ce nom, et lui demanda si elle était de ce pays. Elle lui répondit affirmativement, et ajouta qu’elle en était sortie depuis vingt-quatre ans ; que, depuis cette époque, elle avait fait, comme cantinière, les campagnes d’Italie, etc. « Ainsi, poursuivit-elle, conservez-moi la vie. Vous voyez que je suis une femme utile. Si vous saviez combien de fois, moi aussi, sur le champ de bataille, j’ai affronté la mort pour porter du secours à nos braves… » L’idée de devoir la vie à des Français semblait ajouter encore à son bonheur. L’infortunée ! elle ne prévoyait pas quel sort affreux lui était réservé.

Il n’y avait plus sur le radeau que soixante-sept vivants et sur ce nombre beaucoup étaient à demi morts par suite de la fièvre, du froid ou des souffrances que leur causaient leurs blessures. Bientôt on découvrit un nouveau malheur. Les rebelles, pendant le tumulte, avaient jeté à la mer deux barriques de vin et les deux seules pièces à eau qu’on eût embarquées. Il ne restait qu’un tonneau de vin. La nécessité s’imposa de ne plus donner que des demi-rations. Le mécontentement fut complet lorsque l’on s’aperçut qu’il ne restait ni biscuits, ni farine. La faim torturait les naufragés qui, pour la plupart, n’avaient pas mangé depuis