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LE MASSACRE DE LACHINE

Pendant ce temps, le Serpent effrayé s’était relevé.

« Mécréant ! s’écria Tambour en lui montrant le poing. Je regrette de n’avoir point passé mon épée à travers ta carcasse de lâche ! Mais fais ranger de côté cette jeune fille et tes guerriers et ordonne-leur de se tenir tranquilles… je vais me battre sur le champ avec toi ;… et, pour t’engager au combat, qu’il soit convenu que si je te tue, tes guerriers pourront immédiatement me mettre à mort !

— Le Serpent ne combat que quand cela lui plaît, répondit le chef. Il ne se battra point avec le grand médecin français. »

Tambour allait répondre lorsqu’il fut interrompu par Isanta qui, s’adressant au chef d’un ton suppliant :

« Sûrement, dit-elle, le Serpent acceptera la rançon ? Il ne saurait refuser une femme ? »

L’Abénaquis répondit : « À midi, demain, nous mettrons à l’épreuve le courage du chef huron. D’abord, nous lui percerons les chairs avec des éclats de bois enflammés ; ensuite, avec des pinces, nous lui arracherons les ongles des pieds et des mains ; puis…

— Assez ! assez ! cria la jeune fille à l’agonie. Je ferai tous les sacrifices ; qu’exigez-vous ?

— Si vous voulez sauver le chef huron, il faut devenir ma femme. »

La jeune fille demeura silencieuse, mais Tambour ne put retenir un cri.

« Que dit la sœur du Huron ? » reprit le Serpent.

La jeune fille se tourna vers son compagnon comme pour lui demander un avis. Mais comme elle vit son émotion dont elle connaissait la cause, elle se contenta de dire : « Je ne vous demande pas d’avis, ce serait cruel. »

Tambour la comprit et répondit tristement : « Suivez l’impulsion de la nature, Isanta, et vous ferez bien.

— J’attends la réponse de la jeune fille », dit le Serpent.

La réponse fut courte : « Je serai votre femme ! »

Le chef eut un sourire horrible, et ne murmura qu’un mot : « Bien ! »

Tambour, regardant tristement sa compagne, lui dit : « Maintenant, partons ! »

Et, sans échanger une parole, la Huronne et Tambour traversèrent le camp des Abénaquis et se séparèrent à la porte du Fort.


CHAPITRE VI

MALENTENDUS


Julie du Châtelet, après le brusque départ d’Isanta avec Tambour, demeura dans une grande perplexité. Le tumulte qu’elle avait entendu le matin, sa conversation avec la Huronne, le singulier message apporté par Tambour, l’empressement de la jeune fille à aller voir son frère, toutes ces circonstances avaient entraîné Julie dans un labyrinthe de réflexions d’où elle ne pouvait sortir.

Plus elle repassait sa conversation avec Isanta, plus elle devenait persuadée que la jeune fille allait devenir ou était déjà peut-être amoureuse du Lt. de Belmont. Il est vrai qu’Isanta n’avait pas admis la chose en termes formels, mais l’intérêt qu’elle témoignait au jeune officier menait à la même conclusion. Et puis elle se rappelait toujours cette question d’Isanta :

« Aimez-vous le Lt. de Belmont ? »

Elle se reprochait maintenant d’avoir répondu d’une manière si équivoque ; car si elle eût parlé franchement et avoué qu’elle aimait le Lt. de Belmont, la Huronne, obéissant à l’impulsion de sa vive nature, aurait renoncé à un projet dont la réalisation était dès lors impossible. Ce n’est pas que Julie du Châtelet crût, un seul instant, à la possibilité d’avoir un jour Isanta pour rivale ; mais comme toutes les femmes d’une nature ardente, la seule idée de partage en matières d’affection lui répugnait ; en un mot, elle voulait tout ou rien. Mais Julie songeait à une autre chose en pensant à Isanta. M. de Callières et sa pupille avaient espéré que la Huronne, soumise, dès son jeune âge, aux influences de la civilisation, se serait transformée, aurait oublié qu’elle était l’enfant de la forêt pour devenir l’enfant de la France. Mais, ce matin-là même, cet espoir avait disparu pour toujours. Julie songeait toujours à la brusque décision de sa compagne en recevant le message de Tambour, et au langage véhément de la jeune fille lorsqu’on lui avait demandé d’attendre le retour de M. de Callières : « Je ne saurais différer un seul instant ; je l’attends depuis dix longues années, et je ne puis désobéir à la voix des miens ! »

Julie était plongée dans ces pénibles réflexions lorsque le Lt. de