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LE MASSACRE DE LACHINE

qui savait quel avantage on gagne à parler dans le style figuré aux enfants de la forêt, dit au prisonnier :

« Le gibier est-il devenu rare dans les forêts du Grand Lac, et le Huron a-t-il été forcé de voyager douze jours pour recueillir les restes des festins des Abénaquis ? Ses jeunes guerriers ont-ils été massacrés et ses femmes emmenées en otages, et le Huron n’a-t-il plus de viande ni de grain dans ses villages ? Ou bien aime-t-il tellement le Serpent qu’il rampe quand il est parmi ses amis, et craint de marcher le front haut à la façon des guerriers ? »

À ces dernières paroles, le prisonnier tressaillit. Puis, jetant un vif regard sur chacun des membres du conseil à son tour, et s’étant assuré que le Serpent pouvait l’entendre, il s’adressa, en ces termes, au marquis :

« Vous êtes le grand chef blanc, l’homme de paix. Celui qui vient de parler est un grand guerrier, mais il a moins de pouvoir que vous. Parmi mes frères blancs, l’homme de paix est le plus grand. J’aimerais mieux parler au chef des guerriers, mais l’homme de paix pourrait s’en offenser. Dites-moi à qui je dois parler, car je suis étranger à vos coutumes. »

Le marquis de Denonville, qui n’aimait évidemment pas cette dénomination exclusive « d’homme de paix », mais ne pouvait deviner si le Huron n’avait ainsi parlé que par ignorance ou s’était proposé de lui lancer un trait de satire, lui dit, d’un air maussade, de s’adresser à M. de Callières. Le vétéran, qui, pendant que le Huron parlait, avait échangé un sourire avec M. de Vaudreuil, se composa immédiatement une figure d’une sévérité martiale et ordonna au prisonnier de commencer.

Le Huron obéit. « Le chef des guerriers, dit-il, me demande si nous n’avons plus de gibier dans les forêts du lac qui porte le nom de notre nation, si nous sommes venus quêter les restes des Abénaquis. Que le chef des guerriers demande à ses chasseurs qui ont fumé avec nous le calumet de la paix dans nos wigwams alors que la lune, aujourd’hui à son déclin, n’avait que trois jours, qui a donné aux chasseurs du chef blanc quatre cents peaux de castor et deux cents peaux de chevreuil ? Qui a refusé ces peaux aux chasseurs du grand chef anglais qui offrait cent fusils en échange, et les a données pour trente aux chasseurs du chef des guerriers français ? Qui a rempli les canots de vos jeunes guerriers de grains et de viande séchée, afin qu’ils fussent à même de festoyer jour et nuit pendant leur voyage ? Ma nation a fait toutes ces choses. Mais la mémoire des chefs des faces pâles laisse passer bien des choses, entre autres les bonnes actions des hommes rouges, tandis que le souvenir de ses mauvaises actions se perpétue jusqu’à la troisième génération. Nos jeunes guerriers n’ont pas été massacrés et nos femmes n’ont pas été emmenées captives. Nous avons assez de guerriers pour balayer les Abénaquis et les précipiter dans les eaux avec autant de facilité que nos garçons, lorsque vient l’automne, balaient les mouches hors de nos wigwams avec des branches de sapin. Les Abénaquis sont des mouches. Ils ne tuent pas, ils ne vivent que de ce qu’ont tué les autres.

Les Abénaquis, qui remplissaient la salle, commencèrent à proférer des menaces.

M. de Callières, pour prévenir un conflit qui menaçait, essaya de changer la conversation et demanda au Huron :

« Est-ce un chef de la nation des Hurons qui parle ? Ou entendons-nous la voix d’un renard caché dans la peau d’un serpent ?

— Demandez au Serpent répondit le Huron, il se cache ; il ne peut pas même siffler.

— Iroquois, griffe de chat, s’écria le Serpent, s’élançant tout-à-coup d’un coin de la chambre où il s’était réfugié après avoir été désarmé par le lt. de Belmont ; Iroquois, griffe de chat, avant que le soleil ait parcouru une autre fois sa carrière, le Serpent t’aura donné ton coup de mort ! »

Le Huron ne répondit que par un sourire de mépris.

Le marquis, inquiet et vexé de ses réticences, lui enjoignit de répondre franchement pourquoi, s’il était l’ami des Français, il n’était pas venu ouvertement au port, au lieu de rôder dans le voisinage et de se faire passer pour un espion.

Le Huron répondit :

« Le chasseur tue le serpent sans l’avertir. Ainsi je ferai du Serpent des Abénaquis. »

Le marquis, toujours inquiet et vexé des équivoques du prisonnier, demanda aux conseillers comment il devait régler l’affaire.

Le vétéran, M. de Callières, proposa de le libérer immédiatement et de le renvoyer vers sa nation en le faisant escorter, sur un parcours