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LE TRÉSOR DE BIGOT

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LA vie canadienne

MADAME A. B. LACERTE j

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« Heureuse faute ! » disait ie ne sais plus quel saint docteur de l’église, en parlant de la chute de nos premiers parents, qui nous avait valu la naissance du Christ.

Je viens de découvrir, dans une brochurette écrite sur Madame A. B. Lacerte et son oeuvre par une de ses intimes, que c’est au hasard d’une quasi-cécité que cette charmante femme de lettres doit la découverte de sa vocation littéraire. Et à mon tour, je suis tenté de m’écrier : « Heureuse maladie ! » qui a valu à nos lecteurs une mine aussi précieuse de lecture captivante !

Madame Lacerte. de son nom de jeune fille Adèle Bourgeois, est née à Saint-Hyacinthe. Elle était l’enfant de feu l’honorable Juge J. B. Bourgeois dont le souvenir est encore bien vivace dans la bonne cité Maskoutaine. Notre collaboratrice est donc la payse de Madame Fadette, du chanoine Chartier, de l’abbé P. S. Duranleau, d’Harry Bernard et de toute cette pléiade de fins lettrés dont les rires de l’Yamaska furent le berceau.

« Grand’ Pensionnaire » durant tout le temps que dura son stage au couvent, l’élève Bourgeois, qui avait déjà la hantise des vastes horizons, trompe l’ennui de sa réclusion par l’étude de sa géographie. L’étude de la géographie, c’est le voyage par la pensée et pour peu qu’on accompagne cette étude de lecture de récits de voyages, l’illusion devient complète. C’est ce que fit notre collaboratrice en herbe. La géographie d’une main, le récit de voyage de l’autre, elle faisait en imagination des voyages magnifiques, l’humble salle d’étude se changeait en somptueuse salle de réception, le couvent devenait un château antique avec chapelle gothique, donjon, oubliettes, pont-levis, etc., la tête altière d’un pin dressant son dôme vert dans le ciel bleu devenait un beffroi chargé d’ans et de mousse. Et c’est ainsi que s’écoulèrent au milieu des féêries que lui créait son imagination, les années d’enfance et de jeunesse que les autres occupent habituellement aux poupées et aux études arides. Mariée à Monsieur Alcide Lacerte, du ministère des Douanes, elle quitta Trois-Rivières, où habitait feu le Juge Bourgeois, pour venir demeurer à Ottawa où elle n’a cessé de vivre, depuis son mariage, et où devaient éclore et s’épanouir un jour les talents d’écrivain qui germaient en elle depuis si longtemps. Ce n’est qu’en 1915 qu’elle se voua aux lettres. Frappée soudain de quasi-cécité, elle se voit, du jour au lendemain, privée de ses chères lectures.

Etre inoccupée ! pouvait-on inventer châtiment pire pour notre active collaboratrice ? Etre inoccupée ! Allons donc ! Elle ne peut ilre, pourquoi n’écrirait-elle pas ? Son premier essai est un conte qu’elle dédie à l’un de ses neveux et comme cette création est pleine de promesses, elle écrit un second et un troisième, et toute une série de contes qu’elle publiera plus tard sous le titre de « Contes et Légendes ». À ce premier volume succédera une série de romans : Némoville, La Gardienne du Phare, l’Ange de la Caverne, le Spectre du ravin, Roxane, l’Ombre du Beffroi, et bientôt elle nous donnera « Le Bracelet de Fer ». Mais Madame Lacerte n’est pas seulement romahcier et conteur, elle a abordé avec succès la poésie, la conférence, le drame et l’opérette, elle est musicienne appréciée et ses oeuvres, paroles et musique, ont longtemps fait les délices des lecteurs du journal de musique « Le Passe-Temps ».

Le talent de Madame Lacerte est agréable. Elle est surtout et avant tout aimable conteur. Elle écrit sans pose et sans prétention, au fil de la plume. Ses romans comprennent une abondance d’événements se pressant sous sa plume en une intrigue prenante qui captive le lecteur et a valu à leur auteur de devenir le plus lu des écrivains de chez nous. Madame Lacerte ne fait pas du régionalisme, elle ne calque pas ses héros sur les gens qui l’entourent. Imagination tourmentée, elle ne peut s’astreindre à situer ses actions dans les cadres trop chétifs de la vie ordinaire, il lui faut un décor de rêve et de fantaisie, elle est une imaginative et non une observatrice. À tel point que si le hasard la fait placer son action en des lieux connus, elle se fera un jeu de les transformer au gré de son imagination, de le peupler d’êtres et de choses fantaisistes et étrangères, pour ne pas dire étranges, et les rendra méconnaissables. C’est ainsi qu’elle situera les ruines d’une ancienne abbaye dans les régions presque vierges du Nipissing, un château ancestral en pleine Saskatchewan, etc....

Les puristes crieront au scandale ; mais notre collaboratrice se soucie très peu de leurs jugements, elle ne prétend faire ni histoire ni science, elle écrit à la guise de son imagination, elle n’écrit que pour intéresser et plaire, conteur dans la pleine acception du mot, elle a ce privilège de tout voir à travers le prisme de son imagination qui embellit et grandit les choses et elle a le talent suprême de faire partager ce mirage à ses lecteurs. ERNEST RAL.