Aller au contenu

Page:Huot - Le trésor de Bigot, 1926.djvu/63

La bibliothèque libre.
Cette page n’est pas destinée à être corrigée.

-LA VIE CANADIENNE

61

| L A B A I E

(En marge d

!

« Chaque fois que le rossignol chante, les corbeaux croassent’’.

Cet aphorisme me venait à l’esprit, l’autre soir, à la lecture d’une étude sur la « Baie », de Damase Potvin, parue dans le « Quartier Latin ».

Le petit maître qui a signé cet article est un pince sans rire ou un fieffé imbécile. Nul doute qu’il a voulu se payer la tête de ce brave Abbé Groulx en conseillant à un maître du régionalisme comme Potvin. « S’il veut être régionaliste, d’étudier un peu autour de lui, et de constater aussi ce qui a fait le succès de « Rapaillages », de « Chez Nous », et autres oeuvres du terroir.”

Je ne conteste pas les grands talents d’historiens de l’abbé Groulx ; mais que l’on propose comme modèle de littérature régionaliste cette pâle imitation du « Chez Nous » du juge Rivard, ma foi c’est trop fort. Et que l’on donne ce conseil à l’homme qui a le plus fait pour la littérature régionale, pour celui qui a été un précurseur, un vulgarisateur des choses de chez nous, allons, mon petit, tiens tes chiens, comme on disait de notre temps de collège.

L’éphèbe qui écrit dans la feuille universitaire prétend que le héros de Potvin n’offre rien de très héroïque. Pour lui, l’héroïsme en est restée à la définition qu’en donnent Homère et Virgile, pour être un héros, il faut être un Dollard des Ormeaux, une Madeleine de Verchère. un d’Iberville etc., l’héroïsme n’est que la résultant d’une action d’éclat, les mille et une souffrances supportées chrétiennement, les sacrifices de chaque jour offerts en holocauste à une cause, cela ne compte pas dans le grand livre de la vie, il ne voit que les majuscules aux somptueuses enluminures, les humbles lettres du texte ne sont là que pour remplir les vides.

Et puis le jeune puriste déclare à priori que « nous ne pouvons nous émouvoir à entendre parler le bon vieux langage canadien français des campagnes, tel qu’il est parlé par le colon de « la Baie ». Il doute même fort qu’il puisse ressembler au langage des aieux. Nos cousins de France en douteraient plus que lui, ajoute-t-il encore.

Et où a-t-il trouvé que le langage employé par le romancier québecquois ne soit pas le vrai bon vieux langage des campagnes canadiennes, surtout celui d’il y a cinquante ans, avant que les anglicismes ne nous aient pénétrés ?

Avant que nous gens ne se soient habitués 

à dire : « Les chemins qui sont roughs, mais qu’on tough tout de même », suivant le langage si harmonieux de l’abbé Groulx proposé comme modèle par le jouvenceau critique ? Si Monsieur Laurencelle, car c’est ainsi qu’il une critique)

se nomme, qui affirme si gratuitement que la langue de la « Baie » n’est pas du vocabulaire du terroir, veut bien se donner la peine de parcourir les campagnes comme l’a fait Damase Potvin, s’il veut bien étudier le parler de nos habitants, non dans les croquis pris plus ou moins sur le vif, mais aux sources vives, il verra que le volume entier ne contient pas dix lignes qui ne soit d’usage quotidien dans nos campagnes des environs de Québec. J’avais lu la « Baie » et j’en étais resté charmé. Aucun auteur n’avait encore exprimé la vie de nos gens avec une si vivante simplicité. L’âme de nos terriens y était dépeinte avec une véracité empoignante, avec sa grandeur fruste et ses faiblesses souvent naives, avec sa philosophie primitive et sa robuste confiance en Dieu. J’avais trouvé en certaines scènes du volume de véritables petits chefs d’oeuvres d’émotivité et voici que pendant que le charme opérait encore, les croassements de Ce jeune corbeau commencent à se faire entendre. Quand donc aura-t-on chez nous le sens de la critique ? Le Quartier Latin est une revue où le bon goût devrait être de mise, pourquoi y laisse-t-on cette section si importante d’une revue dite littéraire, sous le contrôle d’incapables qui jugent tout suivant des conventions surannées ? « La Baie » est probablement l’ouvrage le plus vrai, le plus sincère et le plus émouvant qui soit sorti de presses cette année et cependant, s’il fallait en croire le jeune Laurencelle, ce serait une oeuvre de valeur nulle. Et allez vous efforcer de produire maintenant !

Que le petit Laurencelle n’ait pas aimé la « Baie » ce n’est en somme que question de déformation de goût ; mais qu’il dise : « Jusqu’à "La Baie », Damase Potvin nous était inconnu », cela prouve, pour un critique littéraire, qu’il est non seulement un juge inapte ; mais aussi un ignorant. Damase Potvin est un pionnier des lettres canadiennes, il est l’âme du mouvement littéraire dans la ville de Québec, c’est à lui que l’on doit la première édition, la seule canadienne, de la « Maria Chapdelaine » de Louis Hémon. Aidé de Désilets, il maintient le « Tefroir » depuis plusieurs années et ses romans : Restons chez Nous, Le Membre, l’Appel de la Terre, le Français, ont établi assez solidement sa réputation littéraire pour que les attaques de ce frais émolu de collège ne puisse l’ébranler.

Qu’après cela. Monsieur Laurencelle, membre de cabinet d’un parlement pour rire, ajoute : « Dans une semaine, nous l’aurons oublié », ma foi, je ne crois pas que Monsieur Potvin ou sa gloire littéraire n’en souffre. JULES LARIVIERE