Page:Huymans - La Bièvre, les Gobelins, Saint-Séverin, 1901.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
18
la bièvre

trait point, elle jouait, çà et là, sur son parcours, avec de petits moulins dont elle se plaisait à tourner les roues ; puis elle s’amusait à piquer, la tête en bas, le clocher de l’abbaye dans l’azur tremblant de ses eaux, accompagnait de son murmure les offices et les hymnes, réverbérait les entretiens des moines qui se promenaient sur le bord gazonné de ses rives. Tout a disparu sous la bourrasque des siècles, le couvent des Cordelières, l’abbaye de Saint-Victor, les moulins et les arbres. Là où la vie humaine se recueillait dans la contemplation et la prière, là où la rivière coulait sous l’allégresse des aubes et la mélancolie des soirs, des ouvriers affaitent des cuirs, dans une ombre sans heures, et plongent des peaux, les « chipent », comme ils disent, dans les cuves où marinent l’alun et le tan ; là, encore, dans de noirs souterrains ou dans des gorges resserrées d’usine, l’eau exténuée, putride.

Symbole de la misérable condition des femmes attirées dans le guet-apens des villes, la Bièvre n’est-elle pas aussi l’emblématique image de ces races abbatiales, de ces vieilles familles, de ces castes de dignitaires qui sont peu à peu tombées et qui ont fini, de chute en chute, par s’interner dans l’inavouable boue d’un fructueux commerce ?