Page:Huysmans - Les Sœurs Vatard, Charpentier, 1880.djvu/206

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aux flânes limitées par l’heure, dans les rues, le soir, sans le sou pour se payer un verre ou casser une croûte ; il songeait aux chambrées nauséabondes, aux couchers sans adieux d’amie, aux réveils sans espoirs. Mais la vie de garnison lui semblait moins pénible encore ; devant lui, se déroulaient maintenant des étapes sans fin. Il se voyait, exténué de fatigue sur une route, las, brisé, suant sous le harnais, se traînant à l’arrière du troupeau autour duquel couraient des chiens de garde ; il s’entendait appeler propre à rien, faignant ; il se voyait tombé dans un fossé, ramassé et jeté dans le coffre d’un fourgon et, avec l’exagération qui naît des transes, il se figurait couché dans un hôpital, y crevant, tandis que ses camarades grogneraient, embêtés par le râle de son agonie !

Désirée était très émue ; elle lui tendit son verre pour trinquer, mais leurs mains tremblèrent et le vin dansant s’éparpilla sur la table en de larges gouttes. Ils mirent leurs verres au repos, sans avoir le courage d’y tremper les lèvres. Ils étaient décontenancés, ne savaient plus que dire. Auguste fixait le bout de ses ongles, Désirée contemplait les mains frêles du jeune homme et ces mains de demoiselle lui faisaient peine. L’idée qu’elles devraient supporter des charges aussi lourdes que des poings d’hommes forts la révolta.